1

Un matin de mars pour le moins glacial se levait sur les bois de Malencontri. Un tel nom aurait pu laisser supposer qu’on se trouvait en France ou en Italie. Mais non, il s’agissait bel et bien de l’Angleterre.

Il faut dire par ailleurs que personne dans les environs – pas plus les deux hérissons roulés en boule dans un trou à deux pas d’une petite haie que sir James Eckert, baron de Bois de Malencontri et de Riveroak, qui dormait avec sa femme, lady Angela, dans le château voisin – personne donc n’avait jamais pris la peine d’employer ce nom francisé dans la conversation. Le site avait été ainsi baptisé par le précédent propriétaire, en fuite depuis belle lurette, du jour où on l’avait dépossédé de son ancien domaine. Possible même qu’il soit à présent sur le continent. Il l’avait bien cherché ! Une fois débarrassés de sir Hugh de Malencontri, les gens du voisinage avaient redonné son ancienne appellation à la forêt de Highbramble.

Ces considérations laissaient à l’évidence indifférente la seule créature pour l’heure éveillée qui se dissimulait derrière les taillis, suffisamment près du château, toutefois, pour le distinguer clairement entre les arbres.

Cette indifférence allait d’ailleurs de soi puisque ce promeneur matinal n’était autre qu’Aragh. Loup anglais de son état, celui-ci considérait ces bois, et bien d’autres encore, comme son territoire personnel. Il ne s’était, en conséquence, jamais inquiété du nom dont on avait pu les affubler.

Du reste, il était très rare qu’Aragh s’inquiète de quelque chose et bien que ce petit matin de printemps fût d’un froid mordant, il n’y prêtait aucune attention. En fait, il éprouvait envers la température le même détachement qu’à l’égard de tout – vent, pluie, ronces, humains, dragons, ogres et tutti quanti. Il aurait manifesté une égale insouciance pour les tremblements de terre, les volcans en éruption ou les raz de marée s’il y avait été confronté sur sa route, mais jusqu’à présent rien de tel ne s’était jamais produit. Aragh descendait en droite ligne de loups sauvages de la taille d’un petit poney et son intuition lui disait qu’il mourrait le jour où adviendrait un événement auquel il ne pourrait faire face. Les problèmes seraient alors définitivement réglés !

Il s’arrêta soudain pour jeter un bref coup d’œil au château et à la chambre installée dans la tour solaire carrée aux archères maintenant obturées par des panneaux de verre faisant office de fenêtres et qui commençaient à réfléchir les premières lueurs de l’aurore. Car, en dépit de la répulsion que lui inspiraient les croisées, Aragh nourrissait une profonde affection pour sir James et lady Angela – et tant pis pour eux si ces deux flemmards devaient gâcher une belle aube vivifiante comme celle-là en restant claquemurés dans leur chambre !

Cette amitié remontait à l’époque où sir James et lui (sans compter leurs compagnons) avaient eu une altercation avec un ogre et quelques autres créatures aussi peu engageantes au lieu-dit Tour Répugnante, au-delà des marais. Sir James occupait alors, contraint et forcé, le corps d’un ami d’Aragh, un dragon du nom de Gorbash.

Comme le loup se laissait attendrir un instant par ce passé nostalgique mais plein de souvenirs intéressants, il éprouva tout à coup jusque dans ses os un sentiment de malaise. Concernant James et Angela. Mais surtout James. Cette sensation fugace lui était venue brutalement et, en vrai loup qui se respecte, d’instinct, il fut sur ses gardes.

Loin de se dissiper, cette impression de malaise demeurait, inexplicable. Il huma l’air mais, ne flairant rien d’anormal, il décida qu’il en toucherait deux mots à S. Carolinus la prochaine fois qu’il passerait à proximité de la maison du magicien au-dessus de L’Eau qui Tintinnabule. Carolinus saurait dire s’il fallait voir là le présage de quelque événement fâcheux. Auquel cas il se préparerait à l’affronter, mais Aragh était loin d’imaginer une telle éventualité.

Reléguant pour le moment la question dans un coin de sa mémoire, il se remit à trotter, silhouette sombre qui s’évanouit brusquement au milieu des broussailles et des taillis.

2

James Eckert, maintenant sir James, baron de Bois de Malencontri et autres lieux – titre qui lui semblait bien surfait –, se réveilla dans la pénombre aurorale de la chambre du château de Bois de Malencontri qu’il partageait avec son épouse.

Les pâles rais de lumière que laissaient filtrer les lourds rideaux masquant l’impudeur des vitrages annonçaient la levée imminente du jour. À son côté, sous le petit amas de fourrures et d’édredons qui rendaient supportable la température glaciale de la chambre aux murs de pierre, Angie dormait. Son souffle était régulier.

Encore à moitié assoupi, Jim s’efforça de ne pas penser à ce qui l’avait sorti du sommeil. Il avait une vague sensation de malaise comme si ses sens étaient en veilleuse, probablement un reste de cet état dépressif qui ne l’avait pas quitté au cours de ces quelques lugubres semaines. Un peu comme le sentiment d’oppression que tout le monde éprouve à l’approche d’une tempête.

Oui, ces dernières semaines, il avait été tout près de regretter la décision qu’il avait prise de rester dans cet univers de dragons, de magie et d’institutions médiévales au lieu de retourner avec Angie dans le monde, peut-être plus terne, mais aussi plus familier, du XXe siècle. Sans aucun doute, la saison elle-même était également pour quelque chose dans cet état de déprime. Mais l’hiver, enfin, arrivait à son terme, un hiver qui, au début, avait été stimulant mais qui, maintenant, paraissait s’éterniser avec ces journées courtes, ces torches et ces chandelles dégoulinantes de cire, ces murs glacés…

Veiller à la bonne marche de l’ancienne baronnie de sir Hugh de Bois de Malencontri, à présent tombée entre ses mains, était une tâche qui l’avait accaparé sans relâche ces derniers temps : les bâtiments à entretenir, les routes à remettre en état, les ordres à donner à plusieurs centaines de serfs, d’artisans et de serviteurs, les indispensables préparatifs pour les prochaines semailles… Ces devoirs écrasants qui lui incombaient avaient transformé ce qui était désormais son environnement en un univers presque aussi morne et quotidien que la Terre du XXe siècle elle-même dont il gardait le souvenir.

La première impulsion de Jim fut de fermer les yeux, d’enfouir sa tête sous les couvertures et de se rendormir sans plus se préoccuper de ce qui l’avait réveillé. Il essaya mais en vain : le sommeil se refusait à venir. Ce sentiment de malaise qui l’avait envahi ne cessait de s’intensifier. Il percevait maintenant une anomalie dans son corps tout entier. Un signal d’alarme ! Finalement, avec un soupir d’exaspération, il leva la tête et rouvrit les yeux. La lumière que laissaient passer les rideaux était à présent suffisante pour que l’on puisse vaguement voir l’intérieur de la chambre.

Il fut parcouru d’un frisson – et pas seulement parce qu’il faisait froid.

Il n’était plus dans son corps ! Une fois de plus, comme lorsqu’il était venu dans ce monde par projection astrale pour sauver Angie, il s’était transformé en un dragon de belle taille !

— Non !

Jim se retint de hurler in extremis pour ne pas réveiller Angie. Il ne voulait pas qu’elle le voie métamorphosé de la sorte.

Les pensées se bousculaient frénétiquement dans sa tête. Etait-il redevenu dragon pour de bon ? Tout était possible dans ce monde démentiel où la magie faisait bon ménage avec la réalité. Peut-être était-il destiné à ne retrouver que temporairement sa forme humaine ? Peut-être les règles auxquelles était soumis cet univers exigeaient-elles qu’il soit humain seulement la moitié de l’année et dragon le reste du temps ? Si tel était le cas, Angie n’apprécierait guère la période où il serait dans le corps d’un dragon.

Il fallait absolument qu’il sorte de cet imbroglio. Et sa seule source d’information était le Département des Comptes, cette étrange et invisible voix de basse qui semblait tout savoir mais ne se décidait à se manifester que lorsque l’envie lui en prenait. Apparemment, cette entité tenait à jour une sorte de comptabilité du crédit de magie des gens qui usaient de cette ressource. Jim dépendait maintenant de cette mystérieuse organisation. N’était-il pas arrivé sur ce monde par des moyens magiques ? En outre, il avait contribué à mettre en échec les puissances maléfiques de la Tour Répugnante moins de dix mois auparavant.

Il ouvrit la bouche pour interroger le Département des Comptes. Mais il se rappela juste à temps qu’en entamant ce dialogue il allait réveiller Angie de la même façon que s’il avait hurlé comme il avait été à deux doigts de le faire un instant plus tôt.

La seule solution était de se glisser hors du lit, de quitter la chambre en catimini et de trouver un coin tranquille où il pourrait parler librement au Département des Comptes sans risquer de tirer sa femme du sommeil.

Il entreprit donc d’extraire en douceur son gigantesque corps de dragon de l’amoncellement de couvertures. Il sortit sa queue sans difficulté. Puis une patte. Puis l’autre. Il commençait à déplacer ce corps monumental quand Angie s’étira, bâilla, sourit et, les yeux toujours clos, allongea une paire de longs bras ravissants en cambrant les reins – et se réveilla.

Juste au moment où – par la grâce de qui ? par la grâce de quoi ? – Jim reprenait sa forme humaine.

Le sourire qui éclairait le visage de la jeune femme s’effaça progressivement tandis qu’une ride légère se creusait entre ses yeux.

— J’aurais juré…, murmura-t-elle. Tu ne te préparais pas à aller quelque part ? Il m’a semblé… Tu es sûr qu’il ne t’est rien arrivé de… d’anormal, il y a une seconde ?

— Moi ? Quelque chose d’anormal ? Anormal en quoi ?

Angie se dressa sur un coude, ses yeux d’un bleu profond fixés sur lui. Bien que défaite, sa longue chevelure noire était toujours aussi éblouissante. Jim eut brièvement une conscience aiguë de son corps nu, enchanteur, à peine à quelques centimètres du sien. Mais l’appréhension chassa presque instantanément son émoi.

— Je ne sais pas exactement, dit Angie. J’ai juste eu l’impression de quelque chose de… différent, l’impression que tu allais… Mais tu es presque sorti du lit. Pourquoi ?

— Oh ? (Jim se remit prestement sous les fourrures.) J’ai eu envie de descendre demander aux domestiques de préparer le petit déjeuner. Je pensais même venir te l’apporter.

— Ah, Jim, je te reconnais bien là ! Mais ce ne sera pas nécessaire. Je me sens si merveilleusement bien que je ne peux pas attendre pour me lever.

— Voilà qui est parfait ! (Jim bondit hors des couvertures et se mit en devoir d’enfiler ses vêtements.) Je vais quand même leur dire de le servir, ce petit déjeuner. Descends vite. Peut-être même qu’il nous attend déjà, qui sait ?

— Mais, Jim, ce n’est pas tellement pressé…

Jim n’entendit même pas le reste de la phrase : il était déjà dehors. Il referma la porte et courut le long de la galerie. Quand il fut à bonne distance de la chambre, il s’arrêta, reprit sa respiration et posa la question qui lui brûlait les lèvres :

— Département des Comptes ! Pourquoi me suis-je transformé en dragon ?

Une voix de basse s’éleva à la hauteur de sa cuisse :

— Votre compte a été activé.

— Activé ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Tout compte dont le détenteur est toujours vivant mais ne s’est pas manifesté depuis six mois au moins est automatiquement activé, répondit le Département des Comptes sur un ton quelque peu pincé.

— Mais je ne comprends toujours pas ce que signifie « activé », protesta Jim.

— Il n’y a pas besoin d’explications. C’est en soi assez clair.

Le Département des Comptes se tut alors et Jim eut la désagréable impression qu’il ne dirait plus un mot, au moins sur ce sujet. Il essaya à deux reprises de renouer le contact mais en vain.

Brusquement, il se rappela le petit déjeuner et, la mine sombre, descendit l’escalier en colimaçon qui menait au donjon.

— Tu pourrais aussi bien me dire la vérité, déclara Angie. (C’était une heure plus tard. Jim et elle étaient encore attablés dans la grande salle du château.) Il s’est passé quelque chose juste avant que j’ouvre les yeux et je veux savoir quoi.

— Sincèrement, Angie…

Toute réponse s’avéra inutile : Jim se changeait à nouveau en dragon !

— O00000hhhhh ! hurla Angie à pleins poumons.

La salle se transforma aussitôt en un véritable pandémonium. À croire que tous les démons s’étaient rassemblés ici. Le lieu était suffisamment vaste pour que s’y pressent trente ou quarante personnes des deux sexes. Il y avait là celles qui servaient le baron et la lady, huit hommes d’armes normalement de faction, plus un échantillonnage complet de la domesticité, jusques et y compris la petite May Heather qui, à treize ans, était la plus jeune dans la hiérarchie et appartenait au personnel de cuisine.

Le danger était à tout instant présent dans la vie de chacun. Ne s’attendait-on pas constamment à voir surgir l’inattendu ? Des armes de toutes catégories étaient en permanence à portée de main. En moins de deux minutes, les personnes présentes saisirent un objet tranchant ou acéré, formant de leur corps un semblant de rempart dont les hommes d’armes constituaient le fer de lance, prêts à affronter le dragon qui s’était subitement matérialisé sous leurs yeux.

Angie prit alors les choses en main.

— Que personne ne bouge ! ordonna-t-elle d’une voix sèche. Il n’y a aucun danger. Ce que vous voyez devant vous n’est rien de plus que votre seigneur qui a utilisé ses talents magiques pour prendre momentanément l’aspect d’un dragon. May, raccroche immédiatement cette masse d’armes !

La petite May s’était, en effet, emparée d’une masse appartenant à l’ancien baron. Elle la tenait sur l’épaule comme un bûcheron qui porte sa cognée mais il était fort douteux qu’elle sache se servir de cet instrument, à supposer même qu’elle ait la force de le brandir sans se blesser. Le moins qu’on puisse en dire était que la bonne volonté ne faisait pas défaut à la fillette !

Interdite, elle alla remettre la masse d’armes là où elle l’avait prise – sur le mur.

Dans l’instant les serviteurs se dispersèrent pour reprendre leurs tâches respectives en échangeant des regards lourds de sens et en ravalant l’histoire qu’ils allaient maintenant pouvoir raconter : comment, alors qu’il prenait son petit déjeuner, sir James s’était métamorphosé en dragon !

Heureusement, une seconde plus tard, le maître de céans avait retrouvé son apparence humaine. Toutefois, sa tunique, déchirée du haut en bas, gisait en lambeaux à ses pieds.

— Holà ! lança Angie à la ronde. Une autre tunique pour Sa Seigneurie !

Chacun se précipita aussitôt et quelques minutes après Jim fut en possession d’une nouvelle tunique qu’il revêtit avec gratitude.

Angie se tourna alors vers le chef des hommes d’armes.

— Maintenant, Theoluf, veillez à ce que le cheval de sir James soit sellé, approvisionné et équipé, qu’on apporte son armure légère et que tout soit prêt pour qu’il puisse partir immédiatement.

— À vos ordres, milady. Combien d’hommes escorteront-ils Milord ?

— Aucun ! lança Jim plus fort qu’il n’en avait eu l’intention.

Il ne voulait à aucun prix que les gens sur lesquels il avait autorité le voient se muer à tout bout de champ en dragon, ce qui aurait pu les amener à soupçonner qu’il n’était peut-être pas maître de ces transformations successives.

— Vous avez entendu ce qu’a dit Sa Seigneurie ?

— Oui, milady, répondit Theoluf.

Il aurait fallu qu’il soit sourd comme un pot pour ne pas avoir entendu.

Tandis qu’il se dirigeait vers la porte, Angie rejoignit son seigneur et maître.

— Pourquoi fais-tu cela ? lui demanda-t-elle à mi-voix.

— Je n’en ai aucune idée, répondit Jim d’un air consterné. Tu devrais savoir que c’est involontaire et que je n’y suis pour rien. Sinon, je ne le ferais pas.

— Ce que je te demande, insista Angie, c’est ce qui se passe juste avant que tu te transformes en dragon. Qu’est-ce qui te fait opérer la métamorphose ? (Elle s’interrompit et le fixa, les traits soudain figés.) Tu n’es pas redevenu Gorbash ?

Jim eut un geste de dénégation. Gorbash était le dragon dont il avait occupé le corps quand il avait pour la première fois débarqué sur ce monde étrange.

— Non, c’est bien moi et uniquement moi dans l’enveloppe d’un dragon. Mais le phénomène se produit sans avertissement. Je ne le contrôle pas.

— C’est bien ce que je craignais. Et c’est pour cela que j’ai donné ordre qu’on selle ton cheval et qu’on t’apporte ton armure. Je veux que tu parles tout de suite de cet incident à Carolinus.

— Non, pas Carolinus, protesta faiblement Jim.

— À Carolinus ! répéta fermement Angie. Il faut que tu saches le fin mot de l’histoire. Crois-tu que tu pourras rester humain assez longtemps pour mettre ton armure, sauter sur ton cheval et disparaître hors de la vue des autres avant de te transformer encore une fois en dragon ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Jim d’un air malheureux.

3

Jim eut de la chance.

Il put disparaître dans les profondeurs des bois à l’abri des regards indiscrets avant de se métamorphoser à nouveau en dragon. Heureusement, l’Eau qui Tintinnabule près de laquelle demeurait S. Carolinus ne se trouvait pas loin du château. Carolinus était le mage qui, l’année précédente, avait pris part avec Jim à l’affaire de la Tour Répugnante. Ce personnage grognon et mal embouché s’était révélé également un ami digne de confiance. C’était un magicien de classe AAA+. Jim savait par le Département des Comptes qu’il n’existait que trois magiciens au monde pouvant se prévaloir non seulement de l’étiquette AAA, qui était le grade le plus élevé, mais aussi du signe + qui les plaçait encore un cran au-dessus du niveau déjà fabuleux que représentaient ces trois lettres. Jim, quant à lui, était un magicien – d’ailleurs involontaire – appartenant simplement à la classe D. Carolinus et le Département des Comptes lui avaient l’un et l’autre donné à entendre qu’il aurait indéniablement beaucoup de veine si jamais il parvenait au cours de son existence à être admis dans la catégorie C.

Comme à l’accoutumée, chevaucher seul à travers bois détendit Jim. Aller tranquillement au pas était merveilleusement apaisant.

Qui plus est, parcourir une forêt anglaise du XIVe siècle ne manquait pas de charme. Les arbres étaient assez hauts pour faire de l’ombre, de sorte que l’herbe ne pouvait pousser que dans les coins les plus ensoleillés et le chemin contournait intelligemment les obstacles occasionnels – mûriers sauvages, buissons ou bouquets de saules.

Et c’était une journée agréable. Il avait plu trois jours durant mais, aujourd’hui, le soleil brillait et les nuages que l’on apercevait parfois à travers la ramure étaient rares et dispersés. Il faisait chaud pour la saison – fin mars –, juste assez pour que les vêtements et l’armure que portait Jim soient supportables.

Ce n’était pas la lourde et inconfortable armure cuirassée qu’il avait involontairement héritée de l’ancien seigneur du château, et qu’il avait d’ailleurs fallu modifier compte tenu de la taille de Jim. Aujourd’hui, il avait jugé préférable de revêtir une légère cotte de mailles par-dessus un haubert de cuir renforcé de cubitières et d’épaulières. Il était coiffé d’un casque muni d’un nasal. Des jambières complétaient le tout.

Il reprenait du poil de la bête, sachant qu’en effet, s’il lui arrivait de se changer inopinément en dragon de temps à autre, Carolinus serait parfaitement capable de lui expliquer pourquoi et de remettre les choses en ordre. Plus Jim se rapprochait de l’Eau qui Tintinnabule, plus la sérénité le gagnait et plus il se sentait joyeux.

Soudain, au détour du chemin, il vit une petite famille de sangliers traverser celui-ci, la laie en tête, suivie d’une demi-douzaine de marcassins. Quant au père, maître Sanglier en personne, il se tenait planté devant lui – à croire qu’il l’attendait.

Jim tira sur la bride pour arrêter son cheval. Il n’était pas totalement pris au dépourvu. Pendant ce long hiver, il s’était entrainé avec son voisin et ami, le chevalier Brian Neville-Smythe, à manier les armes en usage à l’époque. Au cours de ces séances d’exercice, il faisait merveille, ce qui n’avait rien de surprenant de la part de l’athlète-né et champion universitaire de volley-ball qu’il était au XXe siècle. En effet, compte tenu de l’époque, se promener sans armes était folie, même si l’on était en groupe. Outre les sangliers comme celui qui le narguait, il fallait compter avec les loups, les ours, les hors-la-loi et les voisins malintentionnés, sans parler des innombrables mauvaises rencontres que l’on risquait toujours de faire.

Aussi Jim avait-il ceint le braquemart qui ne le quittait pas et le plus petit de ses deux écus était fixé à sa selle. Et ce n’était pas tout. Une dague longue de onze pouces était passée à sa ceinture, faisant pendant à l’épée. Néanmoins, aucun des articles composant cette panoplie n’était idéal pour décourager un gros sanglier aux solides défenses, prêt à charger comme celui qui lui barrait le passage. Il existait d’autres armes, notamment une courte pique munie d’une poignée transversale, mieux adaptée à la chasse au sanglier. Mais voilà : Jim n’en avait pas sous la main.

Il attendit sans bouger, espérant que lorsque la laie et les marcassins auraient disparu dans le sous-bois, le mâle les suivrait. Il ne se sentait pas flambant. Et son cheval l’était encore moins que lui. Jim aurait souhaité pouvoir s’offrir une monture comme celle du sieur Brian – un cheval de guerre admirablement entraîné que son instinct poussait à se battre contre tout ce qui pouvait se présenter à coups de dents et de sabots.

Mais pareil destrier valait une petite fortune et s’il avait un certain crédit de magie à son nom, plus le château, Jim était quelque peu démuni d’espèces sonnantes et trébuchantes.

Le grand point d’interrogation était de savoir si l’instinct naturel du sanglier qui le poussait à attaquer à vue n’importe quel adversaire potentiel serait ou non plus fort que éon désir, tout aussi naturel, d’aller se balader paisiblement avec sa petite famille. Et l’animal seul pouvait répondre à cette question.

Apparemment, il avait maintenant fait le tour du problème. La laie et le dernier des petits s’étaient évanouis dans les profondeurs des bois. Le moment était venu pour lui de foncer ou de prendre la poudre d’escampette. Jusque-là, il avait grogné en grattant le sol de ses pattes avant. À présent, il ne se contentait plus de le labourer : il projetait des mottes de terre dans tous les sens. Aucun doute n’était possible : il se préparait à charger. C’est alors que le cheval hennit violemment et prit le mors aux dents, désarçonnant son cavalier.

Jim dégringola. L’espace d’une seconde, il ressentit une pression presque intolérable qui se dissipa aussi soudainement qu’elle était venue.

Il voyait maintenant la scène sous un angle légèrement différent.

Il était redevenu dragon. Mais en se métamorphosant, il avait à proprement parler jailli hors de sa cotte de mailles et de ses vêtements – à l’exception de ses chausses qui, étant taillées dans un tissu en tricot lâche, ne s’étaient ni déchirées ni même décousues mais avaient simplement glissé en s’entortillant le long de ses pattes. Aussi Jim offrait-il le spectacle plutôt ridicule d’un dragon empêtré dans ce qui donnait l’impression d’être un caleçon long !

Mais pour l’heure, il s’en moquait bien. La seule chose qui comptait était que le sanglier s’obstinait à rester là.

Néanmoins, il était clair que la situation avait évolué. Il avait cessé de gratter la terre et de gronder. Figé sur place, il contemplait fixement le dragon qui, maintenant, lui faisait face. Jim mit un moment à se rendre compte de l’avantage dont il bénéficiait.

— Fous-moi le camp ! ordonna-t-il alors de sa tonitruante voix de dragon. Allez ! Tire-toi !

Ce sanglier, tout comme ses semblables, n’était assurément pas lâche. Acculé, même par un dragon, il aurait sans doute chargé. D’un autre côté, ce monstre ailé n’était pas l’adversaire idéal, et ce d’autant qu’il avait surgi de nulle part. Si belliqueux que puisse être l’ami sanglier, il avait comme tous les animaux sauvages l’instinct de survie ancré en lui. Aussi fit-il demi-tour et il disparut dans le sous-bois pour rejoindre sa compagne et ses petits.

Jim regarda autour de lui en quête de sa monture. Elle s’était réfugiée sous les arbres une vingtaine de mètres derrière lui. Elle ne le quittait pas des yeux et, grâce à sa vision télescopique, il vit qu’elle tremblait.

Il dégagea ses pattes arrière de ses chausses qu’il examina ensuite. Du moins étaient-elles encore mettables ! Puis il passa à ses autres vêtements. Même s’il reprenait sa forme humaine, il lui serait difficile de se rhabiller avec ce qui restait de ses effets. Mais il ne pouvait pas non plus les abandonner au milieu du chemin. Il se résolut à rassembler ses affaires dont il fit un petit paquet qu’il attacha avec sa ceinture. Elle s’était déchirée au moment de sa transformation mais il parvint néanmoins à en nouer tant bien que mal les extrémités. Pour finir, il suspendit le ballot à l’une des épines dorsales qui couraient le long de son échine de dragon depuis le cou jusqu’à la pointe de la queue.

Quand il en eut terminé, il regarda son cheval du coin de l’œil pour ne pas l’effaroucher en lui donnant l’impression de diriger toute son attention sur lui. L’animal ne tremblait plus, bien que sa robe fût maculée de taches de sueur. Contrairement à ce que Jim avait pensé à l’époque, il n’était en rien comparable à Blanchard de Tours, le fier coursier de bataille de… sir Brian. Pourtant, c’était une noble bête, le meilleur cheval de son écurie, et le lâcher dans la forêt serait très vraisemblablement le plus sûr moyen de le perdre. D’un autre côté, maintenant que Jim était redevenu dragon, sa monture aurait tout aussi peur de lui que le sanglier. Et s’il essayait de lui parler, devant le son de sa voix, le cheval déguerpirait au grand galop sans demander son reste.

Comme il tournait et retournait ce délicat problème dans sa tête, Jim eut une subite inspiration. L’entraînement du hongre – que, dans un moment de nostalgie, il avait baptisé « Gorp » du nom de l’antique automobile qui avait été la sienne au XXe siècle – n’avait rien eu de commun avec celui dont avait bénéficié Blanchard de Tours mais sir Brian avait conseillé à son ami quelques exercices simples que Gorp pourrait assimiler. L’un des plus rudimentaires avait été de lui apprendre à répondre au sifflet. Jim avait donc suivi les recommandations de Brian et, à sa grande surprise, l’effort avait été couronné de succès. Peut-être que l’alezan obéirait encore maintenant s’il le sifflait. À condition que, sous sa forme actuelle, il soit capable d’émettre des sifflements.

Il n’y avait qu’une seule façon d’en avoir le cœur net : essayer. Jim pinça les lèvres – une sensation bizarre pour ses sens de dragon – et souffla.

Au début, il n’y eut pas le moindre son. Et puis, si soudainement qu’il en fut le premier étonné, le son familier sortit de ses babines démesurées.

Là-bas sous les arbres, Gorp dressa les oreilles et s’agita avec inquiétude. Il considéra le dragon planté au milieu du chemin, mais Jim, tout en évitant de le fixer, siffla à nouveau.

Il lui fallut recommencer cinq fois. Finalement, Gorp se dirigea vers lui d’une allure hésitante et il réussit à se saisir de sa bride. C’était gagné ! Il allait pouvoir conduire le cheval jusqu’à la maison de Carolinus. Et, mieux encore : il n’aurait qu’à accrocher son baudrier au pommeau de la selle et ce serait Gorp qui transporterait son paquetage – vêtements, cotte de mailles et armes. Il le lui fit flairer. Cela suffit à rassurer le cheval qui laissa faire docilement son maître. Alors, le tenant par la bride, Jim se mit en marche.

La demeure de Carolinus n’était plus très loin. À mesure qu’il gagnait du terrain, un sentiment de paix envahissait Jim, de plus en plus intense à chaque pas. Il en allait toujours ainsi quand on approchait de la maison du mage et il y avait longtemps que cela avait cessé de l’étonner.

Il parvint bientôt à la minuscule clairière au milieu de laquelle se dressait la maisonnette. Le ruisseau qui la traversait s’achevait un peu plus bas par une petite cataracte. À côté et légèrement en retrait, il y avait une pièce d’eau et une fontaine. Cette vue réchauffa le cœur de Jim en dépit de la situation délicate dans laquelle il se trouvait. Un petit poisson jaillit hors de l’eau, décrivit une courbe gracieuse et replongea la tête la première.

Comme toujours, l’Eau qui Tintinnabule méritait bien son nom. Elle tintinnabulait indiscutablement. Mais pas comme l’auraient fait des grelots : c’était le son fragile d’un carillon de verre qu’agite une brise légère. Et, comme toujours aussi, l’allée de gravier soigneusement ratissée – encore que Jim n’ait jamais vu personne, et surtout pas Carolinus, manier le râteau – était bordée de plates-bandes où poussaient à profusion asters, tulipes, zinnias, roses et asphodèles, tous aussi épanouis les uns que les autres comme si l’époque de floraison était la même pour toutes ces espèces différentes.

Au milieu de l’un de ces parterres était planté un poteau surmonté d’une pancarte blanche sur laquelle se détachait le nom S. CAROLINUS peint en élégantes lettres noires et anguleuses. Jim lâcha la bride de Gorp pour le laisser brouter à loisir l’épais tapis d’herbe tendre qui cernait la clairière, sûr et certain que le cheval serait trop à son affaire pour bouger de là, et il se dirigea vers la maisonnette.

C’était une étroite et modeste demeure d’un étage coiffée d’un toit pointu recouvert de tuiles dont la couleur rappelait celle du ciel… Les murs, qui paraissaient montés en pierres à peine plus grosses que des cailloux, étaient uniformément gris. Une cheminée rouge sortait du toit bleu clair. Une marche de pierre, également peinte en rouge, servait de soubassement à la porte qui, elle, était verte.

Jim avait l’intention de frapper mais quand il s’approcha, il s’aperçut qu’elle était entrebâillée. De l’intérieur parvenaient les échos de la voix grondante de quelqu’un au comble de l’exaspération s’exprimant dans une langue inintelligible mais qui, apparemment, abondait en vocables rugueux et peu flatteurs.

C’était la voix de Carolinus. Et, de toute évidence, le mage pestait contre quelque chose.

Jim hésita. La patience n’était certes pas le trait dominant du tempérament de Carolinus et la malchance avait voulu que le baron de Malencontri vienne lui soumettre son problème au moment où le mage se débattait précisément avec les siens propres. Mais la sérénité des lieux eut vite raison de son anxiété et il frappa timidement à la porte, recommençant quand il constata qu’il n’y avait pas de réaction. Filialement – Carolinus semblait bien résolu à faire la sourde oreille –, il poussa le battant et se faufila non sans peine à l’intérieur.

La pièce, où le fouillis régnait en maître, occupait tout le rez-de-chaussée. Les fenêtres ne laissaient pas entrer le moindre soupçon de jour bien que ni les volets ni les rideaux ne fussent tirés et elle baignait dans une profonde pénombre que rompaient seulement des taches de lumière jouant sur le plafond incurvé.

Carolinus, vieil homme émacié vêtu d’une robe rouge, coiffé d’une calotte noire et dont le menton s’ornait d’une barbe peu fournie d’un blanc quelque peu douteux, était debout devant une sphère ivoirine de la taille d’un ballon de basket, éclairée de l’intérieur. C’était cette lumière qui, passant par les ouvertures dont le globe était percé, mouchetait le plafond. Carolinus injuriait copieusement la sphère dans cette langue inconnue qui était parvenue aux oreilles de Jim.

— Eh bien…, dit ce dernier d’une voix hésitante.

Carolinus interrompit la litanie qu’il était en train de débiter et qui ne pouvait être que des jurons. Il posa sur Jim un regard furibond.

— Ce n’est pas le jour où je reçois les drag…, commença-t-il avec véhémence mais, s’interrompant au milieu de sa phrase, il ajouta sur un ton à peine plus amène : Tiens ! James !

— Eh bien, oui, c’est moi, dit timidement Jim. Mais si j’arrive à un mauvais moment…

— Est-ce que quelqu’un m’a jamais rendu visite à un bon moment ? gronda le magicien. Si tu es là, c’est que tu as des ennuis, non ? Ne dis pas le contraire ! On ne vient me voir que quand on a des ennuis. Et c’est cela qui t’amène, n’est-ce pas ?

— Eh bien, oui…

— Tu ne pourrais pas commencer chaque phrase que tu prononces autrement que par : « Eh bien » ?

— Si, naturellement.

— Alors, fais-le, je te prie. Tu ne vois pas que j’ai mes tracas, moi aussi ?

— C’est ce que j’ai pensé, en effet, en vous entendant mais je ne sais réellement pas ce qui peut vous tourmenter.

— Vraiment ? J’aurais pourtant cru que le premier zozo venu serait capable de le deviner… même un diplômé ès lettres.

Le ton sur lequel Carolinus avait prononcé ces mots était indéniablement empreint de sarcasme. Jim avait eu l’imprudence de lui confier, peu de temps après avoir fait sa connaissance, qu’il était titulaire d’une maîtrise d’études médiévales. Plus tard il avait découvert que dans ce monde, et particulièrement dans la discipline très exclusive de la magie, le mot maîtrise impliquait des talents prestigieux que ne recouvrait pas son équivalent universitaire dans l’Etat du Michigan.

— Tu ne vois pas que mon planétaire est détraqué ? poursuivit Carolinus. L’image qu’il me donne du ciel est complètement cul par-dessus tête. Mais je n’arrive pas à mettre le doigt sur l’anomalie. L’étoile Polaire ne devrait pas être là, ça, j’en suis sûr. (Il désigna le coin le plus éloigné de la pièce.) Mais où faut-il qu’elle soit ?

— Au nord, répondit innocemment Jim.

— Evidemment qu’elle est au…

Carolinus n’alla pas plus loin. Il fixa Jim, émit un grognement et, se penchant sur la sphère, la fit pivoter d’un quart de tour. Au plafond, les points lumineux changèrent de position. Le mage leur jeta un coup d’œil et poussa un soupir de satisfaction.

— J’aurais naturellement trouvé moi-même la bonne orientation. Ce n’était qu’une question de temps.

Sa voix s’était faite presque cordiale. Il fixa à nouveau Jim.

— Quel est donc le motif de ta visite ? s’enquit-il sur un ton qui, pour lui, était celui de l’affabilité.

— Cela vous ennuierait-il si nous sortions pour en parler ? se risqua à demander Jim.

Vu sa taille et le plafond bas, plus la pénombre ambiante, il craignait de bousculer une table ou des objets précieux, ce qui aurait pour effet immédiat de déclencher à nouveau l’irascibilité de Carolinus.

— Pourquoi pas ? Allez… passe devant.

Quand ils émergèrent dans la clairière ensoleillée, Gorp leva un instant la tête avant de se remettre aux choses sérieuses, c’est-à-dire à brouter l’herbe.

— Alors, comme ça, te voilà avec un corps de dragon, attaqua le mage. Pourquoi ?

— C’est justement la raison de ma présence. On dirait que je redeviens de temps en temps un dragon aux moments les plus inopinés. Je me suis informé auprès du Département des Comptes et la seule chose qu’il ait lâchée, c’est que mon compte a été activé.

— Humm. Normal. Cela fait largement plus de six mois que tu ne l’as pas utilisé. Je m’étonne seulement qu’il n’ait pas relancé le processus plus tôt.

— Mais je ne veux pas qu’il le soit ! Je ne veux pas passer mon temps à changer de forme sans préavis. J’ai besoin de votre aide pour que ça s’arrête.

— S’arrêter ? C’est hors de question. Je n’ai aucun moyen de bloquer un compte qui a été activé, et ce d’autant que la date limite est largement dépassée.

— Mais je ne comprends pas. De quoi s’agit-il ?

— Voyons, mon bon James ! s’exclama Carolinus avec exaspération, cela se conçoit sans qu’il soit besoin de faire un dessin. Tu disposes d’un certain crédit au Département des Comptes. Un équilibre, si tu veux. C’est-à-dire de l’énergie – une énergie magique potentielle. Et l’énergie n’est pas quelque chose de statique. Par définition, elle doit être active. Ce qui signifie que tu l’utilises ou – ce qui est à l’évidence le cas – qu’elle se manifeste toute seule. Puisque tu ne t’en es pas servi et qu’en l’occurrence tout ce qu’elle sait de tes goûts et de tes choix se résume au fait que tu as pris un jour le corps d’un dragon, elle te transforme de façon aléatoire d’homme en dragon et vice versa. Quod erat demonstrandum. Ou, pour employer une langue que tu es capable de comprendre…

— « … ce qu’il fallait démontrer », traduisit Jim non sans quelque agacement.

Il n’avait peut-être qu’une vulgaire maîtrise universitaire du XXe siècle, mais il connaissait le latin.

— Bon, enchaîna-t-il en se forçant au calme. Tout cela est bien beau, mais comment allons-nous faire pour enrayer ce mécanisme ?

— Nous ne ferons rien. C’est à toi de t’en charger tout seul.

— Mais j’ignore comment procéder. Autrement, je ne serais pas venu vous demander votre aide.

— Là, je ne peux t’aider en rien, rétorqua Carolinus d’un air renfrogné. Il s’agit de ton compte, pas du mien. C’est à toi de jouer. Si tu ne sais pas comment t’y prendre, il ne te reste qu’à apprendre. Est-ce que tu le veux ?

— Il le faut absolument !

— Alors, très bien. Je te prends comme élève. Les dix pour cent de ton compte constituant mes honoraires habituels seront donc automatiquement et immédiatement transférés sur le mien. C’est noté ?

— C’est noté, dit la voix de basse du Département des Comptes.

— Tu me prendras comme conseiller en toutes choses relevant de la magie. Réponds non et le marché est annulé, réponds oui et tu t’engages à ce que la totalité de ton compte soit garante de ton obéissance.

— Oui, s’empressa de dire Jim. (Il songeait qu’être dépossédé de ce compte ridicule serait un bon débarras. De la sorte, si jamais il désobéissait à Carolinus à propos d’une question touchant à la magie, cela ne lui briserait pas le cœur.) Alors, maintenant, comment allons-nous procéder pour que je retrouve mon apparence normale ?

— Pas si vite ! fit sèchement Carolinus. Il faut d’abord t’ouvrir à la Connaissance. (Le mage se retourna et claqua des doigts.) L’Encyclopédie ! ordonna-t-il.

Un volume de l’Encyclopædia Britannica relié en rouge se matérialisa dans l’air et tomba sur le gravier. Un second allait suivre – il était, en fait, déjà à moitié apparu – quand la brusquerie de Carolinus se mua en emportement.

— Non ! Pas ça, imbécile ! gronda-t-il. L’Encyclopædia. La Necromantick !

— Toutes nos excuses, dit la voix grave du Département des Comptes – et les deux volumes de la Britannica disparurent.

— Ah ! fit le magicien.

Un livre à reliure de cuir, si gros qu’à côté de lui le premier tome de la Britannica faisait l’effet d’un timbre-poste, surgit du néant. Carolinus le reçut dans sa main tendue comme s’il ne pesait pas plus qu’une plume. Jim s’approcha pour lire le titre inscrit en lettres d’or obliques sur la couverture.

Encyclopædia Necromantick.

— Cette fois, c’est le bon, dit Carolinus en soupesant l’ouvrage tout en l’examinant d’un œil perçant. Avec le répertoire. Maintenant… rapetisse !

Aussitôt, l’épais volume commença à diminuer de taille. Bientôt, il eut celle d’un morceau de sucre puis d’un comprimé pharmaceutique. Carolinus le présenta alors à Jim qui ne sentit pour ainsi dire rien quand le mage déposa l’objet dans sa patte calleuse.

— Eh bien, ne reste pas comme ça à le contempler ! Avale-le.

Non sans méfiance, Jim sortit une longue langue rouge qu’il enroula autour de cette espèce de capsule et l’ingurgita.

Sur le coup, il n’éprouva aucune sensation mais, un instant plus tard, il eut l’impression d’avoir fait un repas plantureux.

— Et voilà, conclut Carolinus avec satisfaction. Tout ce qu’un magicien en herbe – n’importe quel magicien, en fait – a besoin de savoir. Maintenant, tu possèdes toute la connaissance, mon garçon. Il ne te reste plus qu’à apprendre à t’en servir. La pratique, la pratique… il n’y a que cela. La pratique !

Il se frotta les mains.

— Mais comment… comment dois-je faire ?

— Comment tu dois faire ? Mais je viens de te le dire. La pratique ! Tu trouves le charme qu’il te faut dans le répertoire, tu le cherches ensuite dans l’Encyclopédie et tu opères. Voilà tout. Et tu recommences jusqu’à savoir la formule par cœur. Si tu as du talent, tu finiras par en arriver au point où ce genre de béquilles ne te sera plus nécessaire. Une fois que tu auras appris toutes les formules magiques que contient l’Encyclopédie, tu seras en mesure de fabriquer les tiennes. Quand on en connaît une, on peut en créer un million, un milliard, un trillion… autant qu’on en veut ! Encore que je ne pense pas que tu atteindras jamais ce niveau-là !

Jim était bien de cet avis. Et il ne tenait d’ailleurs pas particulièrement à en arriver là.

— J’ai l’impression d’être une oie gavée, déclarât-il. Cela va-t-il durer longtemps ? ajouta-t-il d’une voix faible.

— Ça ? (Carolinus agita négligemment la main.) Oh ! Ce sera une affaire réglée d’ici une demi-heure tout au plus. Juste le temps de digérer ce que tu as avalé. (Il fit demi-tour pour rentrer dans la maison mais, se retournant, il jeta par-dessus son épaule :) Maintenant que ton petit problème est réglé, je peux revenir à mon planétaire. Rappelle-toi ce que je t’ai dit : la pratique. La pratique, il n’y a que ça. Entraîne-toi.

— Attendez ! glapit Jim.

4

Carolinus s’arrêta et se retourna.

— Quoi encore ?

— Je suis toujours dans mon corps de dragon. Il faut que j’en sorte. Comment dois-je m’y prendre ?

— Par la magie, rétorqua Carolinus. Pourquoi te figures-tu que je t’ai pris comme disciple ? Que je t’ai fait avaler l’Encyclopédie ? Tu possèdes tous les instruments. Sers t’en.

— Vous me l’avez fait manger, soit, mais je ne sais pas l’utiliser, répliqua Jim avec abattement. Comment opérer pour quitter cette enveloppe de dragon et redevenir ce que je suis ?

Un sourire malicieux éclaira les traits de Carolinus, effaçant l’expression aigre-douce qu’il arborait un instant plus tôt.

— Tiens ! J’avais naturellement pensé qu’en tant qu’assistant maître de recherches tu saurais faire usage du matériel. Mais il est clair qu’il n’en est rien. (Ses sourcils blancs se froncèrent à nouveau et il marmonna quelque chose dans sa barbe – quelque chose de peu amène à l’égard de la jeune génération.) En conséquence, je suppose que je vais devoir t’initier à la magie. Regarde l’intérieur de ton front, ajouta-t-il.

Jim le dévisagea, puis essaya d’obtempérer. Bien entendu, voir l’intérieur de son front était chose impossible. Pourtant, il avait bizarrement l’impression qu’avec un brin d’imagination il arriverait à se le représenter comme une sorte de tableau noir incurvé.

— Ça y est ? demanda Carolinus.

— Je pense. En tout cas, il me semble que je devine l’intérieur de mon front.

— Bien. Maintenant, appelle le répertoire.

Jim se concentra sur ce tableau noir imaginaire.

Au bout d’un moment, de grosses lettres d’or s’inscrivirent sur la surface de celui-ci et il lut :

 

REPERTOIRE

 

— Je crois que ça y est aussi.

— Parfait. Maintenant, tu passes aux autres mots. Les uns après les autres. Prêt ?

— Prêt.

— Transfert, dit Carolinus.

Jim fit un nouvel effort intellectuel – impossible à décrire mais c’était un peu comme s’il essayait de se remémorer quelque chose qu’il connaissait très bien. Le mot REPERTOIRE s’effaça pour être remplacé par d’autres qui se succédaient sans fin derrière son front à la vitesse de l’éclair. De temps en temps, il réussissait à en déchiffrer un – gros, mince, » ailleurs – mais aucun n’avait le moindre sens. Ils représentaient, supposait-il, des attributs de la forme qu’il cherchait à assumer. Mais ralentir leur vitesse de défilement ou trouver les qualités qui lui convenaient – à condition, encore, qu’il sache lesquelles lui convenaient dans cette profusion de termes – constituait un problème pour l’instant insoluble.

— Dragon, grommela Carolinus.

Jim s’appliqua à voir le mot dragon. Immédiatement, celui-ci fut remplacé par une succession d’autres termes. Des qualificatifs, cette fois. Il en accrocha quelques-uns au passage : grand, anglais, féroce.

— Flèche, poursuivit Carolinus.

Jim fit de son mieux pour obéir. Au bout d’un moment, une ligne droite se terminant par un triangle inachevé apparut derrière son front. Ce qui donnait ceci :

 

TRANSFERT/DRAGON – >

 

— Ça y est, dit Jim à qui sa réussite commençait à donner des fourmillements d’excitation. Jusqu’à présent, j’ai tout.

 

TRANSFERT – DRAGON – FLÈCHE.

 

— Moi, dicta Carolinus.

— Moi, répéta Jim en faisant apparaître le mot à la suite de la flèche sur le tableau noir de son esprit. Il avait maintenant :

 

TRANSFERT/DRAGON MOI

 

Brusquement, il eut affreusement froid. Oubliant le tableau noir, il tourna son attention sur l’environnement et sur lui-même. Et ce fut pour s’apercevoir qu’il avait retrouvé sa forme première et qu’il était nu.

— Voilà qui est fait, laissa tomber Carolinus en pivotant à nouveau sur ses talons pour rentrer chez lui.

— Attendez ! Et mes vêtements ? Mon armure ? Tout est en lambeaux !

Le magicien le fixa. Son expression était tout sauf aimable. Jim se précipita vers Gorp pour détacher le ballot accroché au pommeau de sa selle et revint auprès de Carolinus avec ses affaires – habits, cotte de mailles et armes entassés pêle-mêle. Il faisait frisquet. On pouvait même dire franchement froid et les graviers de l’allée s’enfonçaient douloureusement dans la plante de ses pieds. Il déposa son balluchon devant Carolinus et entreprit de dénouer la ceinture qui le maintenait.

— Je vois, murmura pensivement le mage en se caressant la barbe.

— Je portais cet attirail quand je me suis transformé en dragon. Naturellement, je suis devenu si gros que tout s’est déchiré.

— Oui. Oui, bien sûr. (Carolinus continuait de se caresser la barbe.) Intéressant.

— Alors ? Allez-vous m’expliquer comment je vais pouvoir remettre tout ça en état par la magie ?

— C’est faisable, bien sûr. Mais il y a des choses que tu dois encore découvrir, James.

— Oui ? Lesquelles ?

— Le moment est peut-être venu pour toi de prendre ta première leçon. Je vais te dévoiler quelques-uns des secrets qui sont derrière les éléments de la magie. Ecoute-moi attentivement.

Jim frissonna. La température était positivement glaciale. Il en avait la chair de poule. D’un autre côté, il connaissait suffisamment Carolinus pour savoir que maintenant qu’il était lancé, ce dernier ne se laisserait en aucun cas détourner de son objectif. Si seulement il possédait une formule magique qui pouvait l’empêcher d’avoir aussi froid ! S’efforçant d’oublier qu’il grelottait, Jim prêta toute son attention aux paroles de Carolinus.

— Imagine, disait celui-ci, imagine comment se présentaient les choses à l’époque où l’homme était une brute de l’âge de la pierre et même avant. Tout était alors magie. Supposons qu’avec les autres membres de ta tribu tu te sois jeté sur un ours féroce, disons, jusqu’à ce qu’il s’écroule et ne bouge plus : c’était à la magie que vous étiez redevables de votre victoire. Les massues n’y étaient pour rien. Il n’y avait aucun rapport entre les coups de gourdin et la mort de la créature qui constituait un danger pour vous. Il en était ainsi aux origines.

Carolinus s’éclaircit la gorge. Il s’adressait à Jim mais aussi à la petite clairière, à l’Eau qui Tintinnabule et au ciel. Il prenait le monde entier à témoin de sa science.

— Vois-tu, James, en ces temps, tout était magie. La pluie, l’éclair, le tonnerre. La magie régnait partout. Parmi les animaux comme chez les autres humains. Le cours des événements lui-même était influencé par la magie. Tu me suis ?

— Euh… je crois que oui. Vous voulez dire qu’aux origines la magie était l’explication de tout…

— Pas l’explication ! (Carolinus fronça les sourcils.) Tout était magique. Et puis, le temps passant, il arriva un moment où ces pratiques qui étaient le bien commun et qui ne recelaient aucun secret commencèrent à perdre leur aura de magie. On en vint à penser qu’il y avait des choses magiques et d’autres qui ne l’étaient pas, les premières glissant insensiblement dans l’autre catégorie. Mets-toi dans la tête, James, qu’en ce qui nous concerne, nous les mages, tout est encore magie à la base.

— Je… oui.

— Parfait. Imaginons donc quelqu’un jusque-là habitué à simplement se vêtir de peaux de bêtes qui tombe par hasard sur un vêtement fait de deux peaux cousues ensemble. Tout content, il le porte quelque temps jusqu’au jour où, pour une raison ou une autre, la couture lâche. Il se rend alors chez la personne qui est censée avoir assemblé les différentes pièces. Et il s’avère qu’il a affaire à la vieille sorcière de la tribu. (Carolinus lança un regard sévère à Jim.) En ces temps-là, toutes les tribus avaient leur sorcière. C’était obligatoire. Que se passe-t-il ? Elle prend les peaux et s’entoure de quelques précautions : « Oui, dit-elle, je peux les réassembler, mais c’est une magie très secrète. Je vais les emporter dans ma caverne et tu ne devras en aucun cas essayer de me suivre ou de me regarder faire sinon, lors du prochain orage, un éclair t’arrachera la peau des os. »

Jim se rappela brusquement ses chausses : elles s’étaient élargies mais étaient encore mettables. Il les enfila, puis se mit en devoir d’ajuster tant bien que mal ce qui restait de sa chemise et de son pourpoint en lambeaux. C’était une piètre protection, mais avec ces haillons sur le dos, le froid était néanmoins un peu plus supportable.

— Continuez, dit Jim en regardant ses bottes.

Elles avaient, hélas, beaucoup souffert. Il pouvait les chausser, d’accord, mais il ne faisait aucun doute qu’elles le lâcheraient dès qu’il tenterait de marcher.

— Alors, poursuivit Carolinus sans se soucier des gestes désordonnés de Jim, plongé qu’il était dans son cours magistral, la sorcière disparut dans sa caverne avec les peaux de bêtes. Au bout d’un moment, elle les rapporta à son visiteur. Les deux peaux ne faisaient plus qu’une ! Il la paya et tout le monde fut très content. Que s’était-il passé, à ton avis ?

Jim sursauta : Carolinus lui avait hurlé la question à l’oreille.

— Eh bien, je… euh… elle les avait recousues.

— Exactement ! Mais en ces temps-là, coudre était un acte de magie. Elle avait percé des trous dans lesquels elle avait passé un tendon, ce qui avait créé la condition magique requise pour faire tenir les deux peaux ensemble. Est-ce que tu comprends ?

— Oui.

Du coup, Jim était à nouveau tout ouïe.

— Voyons maintenant en quoi cela s’applique à ta situation. Oui, il y a dans l’Encyclopædia Necromantick l’information qui te permettrait de réparer tes vêtements par la magie – ou qui m’amènerait à te montrer comment t’y prendre. Mais la formule devrait être répétée tous les jours au lever du soleil. Cela poserait problème. Le charme serait vulnérable à toute contre-influence émanant d’une autre entité magique. Bref, ce n’est pas la solution idéale. Parce que, mon cher James, la morale de cette histoire, c’est que les choses qui sont passées du domaine de la magie à celui de la pratique quotidienne sont toujours les meilleures formes de magie ! (Carolinus ménagea une pause et dévisagea sévèrement Jim.) Ce que je te dis est autrement important que ta petite séance de rhabillage ! Il ne faudra jamais oublier ce que je viens de t’apprendre : la magie qui est entrée dans le quotidien est la meilleure. C’est à elle que l’on doit faire appel en premier lieu. La magie suprême que ne connaissent pas les non-professionnels peut ouvrir la voie au malheur et à la destruction. Je vais te raconter une autre anecdote. Il s’agit cette fois d’un confrère magicien qui n’était malheureusement pas le plus habile de la corporation. Il n’était pas mauvais en soi, seulement égaré… Il existe des circonstances atténuantes, bien entendu, mais… je tairai son nom. Tu le découvriras quand tu auras accédé à un niveau supérieur dans notre hiérarchie – si jamais tu y arrives. Néanmoins même s’il n’était pas complètement responsable, le magicien en question est inexcusable. Il a jugé bon de mettre son art au service de fins terre à terre. Ne tombe jamais dans ce piège, James. Jamais !

— Oh non… soyez tranquille.

— C’est bien. Il a donc décidé, te disais-je, d’utiliser son art pour de vulgaires causes. Il voulait avoir la haute main sur le royaume et il estima que le meilleur moyen de satisfaire son ambition était d’inciter le jeune prince qui venait de succéder au roi son père à s’éprendre d’une damoiselle qui serait entièrement sous sa coupe. Une jeune personne créée de toutes pièces, éminence grise qui lui dicterait ses faits et gestes. En conséquence, celui-ci ne serait plus qu’une marionnette entre les mains dudit magicien.

Carolinus se tut et Jim devina qu’il attendait un commentaire mais, faute d’en trouver un approprié, il se borna à un claquement de langue.

— Tstt, tstt, tstt…

— Je ne te le fais pas dire ! s’exclama Carolinus. Le magicien se fit donc apporter de la neige, la plus blanche et la plus fine des neiges, ramassée sur la cime de la plus haute montagne voisine, et la façonna à l’image d’une vierge, la plus belle que l’on eût jamais vue. Il la présenta au prince qui en tomba éperdument amoureux et l’épousa, ce qui fut l’occasion de grandioses réjouissances dans tout le royaume. (Carolinus s’interrompit pour reprendre sa respiration, puis enchaîna :) Pendant tout ce temps – les présentations, les fiançailles, le mariage… –, le magicien veilla avec le plus grand soin à ce que rien de mouillé ne fût en contact avec la donzelle qui, étant constituée de neige, se serait évidemment aussitôt mise à fondre… Il mit le prince en garde : elle avait la peau si délicate qu’elle ne pouvait supporter l’humidité que sous la forme d’un élixir magique qu’il faisait venir lui-même à grands frais de l’autre bout du monde. Son époux ne devrait même pas assister à son bain.

— Mais…

— Je parle, fit Carolinus d’une voix glaciale.

— Pardonnez-moi. Continuez.

— Le jour des noces, il tomba une petite averse, mais la princesse demeura à l’abri sous une profusion de parapluies. Tout se passa pour le mieux jusqu’au moment où les jeunes mariés regagnèrent le château. Le plus naturellement du monde, le prince prit son épouse dans ses bras pour lui faire franchir le seuil. De toute façon, le magicien aurait été trop loin pour l’en dissuader, même s’il avait prévu le danger. Malheureusement, pour atteindre la poterne, il fallait passer sur un petit pont en dos-d’âne qui enjambait la douve ceinturant le château. Le prince se mit en devoir de le franchir. Mais la pluie avait rendu glissant le tablier du pont : il dérapa et le couple tomba dans le fossé. Comme tu peux t’en douter, lui seul en ressortit ! L’eau avait, bien sûr, réduit à néant la dame de ses pensées. (Jim fit de son mieux pour avoir l’air impressionné.) Quelle tragédie pour le prince ! Quant aux projeta du magicien, ils étaient évidemment à l’eau – c’est le cas de le dire ! – et il se trouva ruiné, le Département des Comptes ayant été dans l’obligation de lui imposer une sévère amende pour des raisons techniques qui, pour l’heure, t’échapperaient, mon cher James. La leçon de cette histoire est la suivante : ne recours jamais à la magie suprême quand tu peux faire appel à une forme de magie courante qui existe généralement, même si elle n’est pas reconnue comme telle. Maintenant, ce que je te suggère – et je t’enseignerai à le faire –, c’est d’utiliser un charme pour recoller provisoirement les morceaux de ta vêture et de ton attirail pour l’instant quelque peu… démembrés. Mais quand tu seras rentré, il faudra que tu les répares selon des moyens très courants. Tu me suis ?

— Parfaitement ! s’écria Jim, satisfait qu’on en ait fini avec le cours magistral et ravi à l’idée qu’il allait retrouver ses vêtements : il avait eu la quasi-certitude que Gorp refuserait de le laisser monter en selle habillé comme un traîne-lattes et la perspective de retourner à pied au château n’avait rien d’enthousiasmant.

Carolinus lui fit donc suivre la procédure du tableau noir mental, répertoire et Encyclopædia Necromantick, et, deux heures plus tard, Jim franchissait la poterne du château. Il était plus que content de lui. Il maîtrisait maintenant à la perfection la technique grâce à laquelle il lui serait possible de passer de l’état de dragon à la forme humaine. Il ne connaîtrait plus toutes ces épreuves. À titre d’expérience et sous la tutelle de Carolinus, il s’était même à plusieurs reprises changé en dragon rien que pour être tout à fait sûr que la leçon avait porté ses fruits et qu’il possédait à fond tous les mécanismes. Somme toute, la journée commençait plutôt bien.

— Milord, sir Brian Neville-Smythe est là, lui annonça l’homme d’armes en faction devant la poterne.

— Ah oui ? C’est une bonne nouvelle.

Jim sauta à bas de sa monture et se dirigea en hâte vers la salle d’honneur où Brian devait selon toute probabilité l’attendre à moins qu’Angie l’ait fait monter dans leur chambre de la tour solaire pour qu’ils ne soient pas dérangés. Rares étaient, en effet, les pièces du château qui n’étaient pas ouvertes à tous les vents de sorte que, par la force des choses, Jim et Angie avaient fini par s’habituer à la coutume médiévale qui voulait que l’on vive sous le regard de tous. Ils en étaient arrivés, en définitive, à ne plus se soucier qu’on les observe et qu’on entende ce qu’ils disaient, sauf dans les moments où la plus stricte intimité était requise.

Comme Jim s’y attendait, sir Brian était assis à la table haute dans la salle d’honneur en compagnie d’Angie. Il s’avança à grands pas vers lui et les deux hommes s’étreignirent.

— Jim ! s’écria Angie. Mais que t’est-il arrivé ?

Il était prévisible que son apparence soulèverait des commentaires mais Jim avait déjà une explication toute prête :

— Bah ! C’est un tour de magie qui a raté. Rien de bien grave. Il faudra seulement qu’on recouse mes vêtements et qu’on redresse mon armure qui est un peu cabossée.

Jim était conscient qu’une bonne vingtaine de personnes présentes dans la salle se rapprochaient pour mieux l’entendre.

— Vous avez, en vérité, une tenue qui laisse fort à désirer, milord, fit sir Brian.

— Cela n’a guère d’importance, Brian.

Le « milord » l’avait fait tiquer. Pour dissimuler son agacement, il se hâta de prendre la cruche de vin posée sur la table entre Angie et Brian et remplit à moitié les hanaps.

Leur amitié datait de près d’un an. À cette époque, Brian avait mis à sa disposition les compagnons d’armes nécessaires pour être de force à affronter les puissances maléfiques qui occupaient la Tour Répugnante. Pour rehausser son prestige et sous le coup d’une impulsion, Jim avait alors prétendu que, dans le pays d’où il venait, il avait un titre : baron de Riveroak. Sir Brian avait accepté la chose le plus naturellement du monde, tout en continuant à l’appeler : sir James. Du jour où Jim était entré en possession de la seigneurie de Malencontri, Brian avait commencé à lui donner du « milord », ce qui déplaisait fort à l’intéressé. Ils étaient à présent de vieux amis. Des amis intimes. Jim avait maintes fois prié Brian de l’appeler tout simplement James, mais la force de l’habitude jouant, il arrivait de temps à autre à Brian d’oublier sa recommandation.

Neville-Smythe était dans sa vingt-cinquième année et il avait facilement trois ans de moins que Jim. Mais quiconque les aurait vus ensemble pour la première fois aurait sans aucun doute pensé que Brian était bien de dix ans son aîné.

Cela pour une part en raison de son visage anguleux, rasé de près et hâlé par le soleil. Mais il émanait également de lui une assurance, un sang-froid et une autorité naturelle qui faisaient totalement défaut à Jim. Sir Brian avait grandi avec la certitude qu’il serait un jour un chef, ce qu’il était incontestablement.

Comparé à Jim et à Angie, il était pauvre. Et célibataire. Il attendait que le père de Geronde Isabel de Chaney, un autre de ses voisins, revienne de Terre sainte – s’il devait un jour en revenir – pour lui demander la main de sa fille. Son château était vieux et menaçait ruine. Ses terres faisaient piètre figure à côté du domaine de Malencontri. Lorsqu’il serait l’époux d’Isabel, il pourrait, à la mort de son beau-père, ajouter l’héritage des Chaney à ses biens. Il serait, dès lors, sur un pied d’égalité avec Jim et Angie. Mais, pour l’heure, et cela depuis bien des années, il vivait plus ou moins à la limite de la pauvreté. Ce qui, pensait Jim, ne l’empêchait pas de dormir.

— Alors ? demanda Angie avec impatience. Cette visite ? Qu’en as-tu retiré ?

— Eh bien, répondit Jim, il s’agit de mon crédit magie au Département des Comptes… en résumé, il n’est pas possible de le laisser tout simplement dormir. Il faut que je commence à l’employer, sinon le Département risque de me manipuler. Carolinus m’a indiqué la marche à suivre pour que je puisse le faire travailler. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je ne m’étendrai pas davantage sur ce point parce que c’est un peu complexe. Mais maintenant que j’ai les connaissances indispensables, il ne me reste plus qu’à m’entraîner. Et c’est ce que je compte faire pendant les six mois à venir sauf empêchement majeur. Je vais me plonger dans les exercices pratiques de magie. La pratique, il n’y a que ça.

— Peut-être n’en aurez-vous pas le loisir, dit sir Brian sur un ton empreint de solennité.

5

Jim dévisagea simplement Brian d’un regard interrogateur mais Angie réagit avec vivacité :

— Il n’en aura pas le loisir ? Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-elle sur un ton belliqueux à sir Brian. Pourquoi n’en aurait-il pas le loisir ? Qu’est-ce qui l’en empêcherait ?

— C’est précisément l’objet de ma visite. Si je ne vous ai encore rien dit, c’est que je voulais attendre que Jim soit rentré car cela vous concerne tous les deux.

Brian ne souriait pas et son maintien était grave.

— Nous vous écoutons, se contenta de répondre Jim.

— Edouard, le fils aîné de Sa Majesté et premier prince du royaume, a livré grande bataille à Poitiers, en France, contre le roi Jean. Et, nouvelle qui m’a fendu le cœur comme à tout Anglais loyal, le roi Jean a fait prisonnier le prince Edouard.

Jim et Angie échangèrent un coup d’œil dont le sens était évident : ils ne savaient pas plus l’un que l’autre comment réagir. Mais Brian attendait certainement une réaction.

— Quelle ignominie ! fit Angie avec une pointe d’indignation dans la voix.

À son tour Jim renchérit.

— L’Angleterre tout entière en est sens dessus dessous, reprit Brian d’un ton lugubre. Il n’est pas un gentilhomme digne de ce nom qui ne soit à l’heure présente en train de harnacher son cheval, de ceindre son armure et de rameuter ses gens pour aller délivrer notre prince et donner à ce Français présomptueux la leçon qu’il mérite !

— Vous aussi, Brian ? demanda Angie.

— Parbleu oui, par saint Dunstan ! Les chevaliers comme vous et moi, James, n’attendront pas les ordres de notre souverain… qui est, nous le savons tous, quelque peu négligent en ce qui concerne les affaires de l’Etat…

Brian voulait dire par là, et Jim ne l’ignorait pas, que le roi, alcoolique fieffé presque perpétuellement en état d’ébriété, pouvait traîner des pieds des mois durant avant de prendre la décision qui s’imposait.

— Nous allons commencer dès maintenant à nous préparer pour cette expédition, continua-t-il. Il m’est déjà revenu que le comte-maréchal et quelques seigneurs proches du trône veilleront à ce que des troupes soient levées. Mais il faut perdre le moins de temps possible. Dès que nous le pourrons, nous rassemblerons nos forces et embarquerons dans l’un des Cinq Ports – Hastings, probablement.

La gravité de Brian avait largement fait place à ce qui était indiscutablement un sentiment de pure jubilation. Le cœur de Jim se serra. La perspective du combat éveillait chez son ami le plus proche comme chez tous les hommes de ce monde et de ce temps une intense allégresse.

— Tu n’as pas à te mêler de cela, Jim, protesta alors Angie non sans anxiété.

— Angela, dit Brian, cette inquiétude d’épouse est tout à votre honneur. Mais rappelez-vous que Jim est maintenant inconditionnellement attaché au service de Sa Majesté qui a fait de lui le seigneur de Malencontri. Son devoir de vassal ne lui laisse d’autre choix que de se soumettre au bon plaisir du roi pendant cent vingt jours en temps de guerre.

— Oui, mais…

Angie n’alla pas plus loin. Jim n’osait croiser son regard suppliant. Ils savaient tous deux que plus d’un chevalier trouverait une bonne excuse pour rester chez lui. Mais Brian et la plupart des nobles seigneurs de cette région rurale de l’Angleterre médiévale étaient d’une autre trempe. Si lui, Jim, demeurait devant son feu à se chauffer les pieds alors que tous ses voisins, répondant à l’appel, s’embarquaient pour aller délivrer le prince héritier, il serait, et Angie avec lui, à jamais mis au ban de la société et considéré comme un réprouvé.

— Je dois y aller, dit-il d’une voix lente et, se tournant vers Brian, il ajouta : Pardonnez-moi si je parais moins heureux que vous, Brian, mais ce n’est que l’année dernière, rappelez-vous, que j’ai appris à me servir d’une épée et d’un bouclier. Gorp n’est pas vraiment un cheval de combat. Mon armure ne me va pas très bien. Et j’ignore ce qu’il conviendrait de faire pour lever une troupe comme mon devoir de vassal m’en fait obligation. Avez-vous une idée du nombre d’hommes que je devrais rassembler ?

— Outre vous-même, Malencontri peut fournir au moins cinquante cavaliers. Mais ce que vous dites est vrai, James. Je sais ce que vous craignez : que votre contribution à cette entreprise ne puisse paraître trop modeste à vos yeux. Et aussi que, faute d’habitude, milady ici présente n’ait pas les compétences voulues pour assurer la protection du château en votre absence.

— Oui, c’est exact, s’empressa d’approuver Angie. Jim a peut-être beaucoup appris cet hiver mais pour ce qui est de défendre le château, je n’y connais strictement rien.

— Pardonnez-moi, milady, c’est là le moins délicat des problèmes qui se posent. Vous avez, souvenez-vous-en, une amie fidèle en la personne de lady Geronde Isabel de Chaney qui est loin d’être novice en la matière. Elle sera heureuse de venir passer une semaine auprès de vous pour vous enseigner la meilleure manière de repousser une éventuelle attaque ou incursion. Venons-en à vous, James. Vous n’êtes pas assez vaniteux pour l’admettre mais, en vérité, vous êtes désormais passé maître dans le maniement de l’épée, de la hache d’armes et de la dague. Certes, pour être franc, je n’aimerais pas vous voir charger à la lance un chevalier aguerri. Néanmoins, j’ai vu partir en guerre bien des hommes moins habiles que vous dans l’art des armes. En outre, vous êtes en possession de ce crédit magie qui constituera un précieux atout quand sonnera l’heure de délivrer le fils de Sa Majesté.

— Mais lever des hommes en état de combattre, choisir lesquels emmener, les instruire dans leur métier et prendre le commandement… c’est là une tâche qui me dépasse complètement.

— Ne vous mettez pas martel en tête, James. Je vous propose d’unir nos forces. Nous pourrions même solliciter l’assistance de quelques-uns des compagnons de Giles des Hautes-Plaines. Ce sont peut-être des hors-la-loi mais, dans les circonstances présentes, nul ne se montrera trop sourcilleux en la matière. Le maître archer Dafydd ap Hywel pourrait aussi être une recrue de choix. Hélas, ces Gallois ne portent pas les Anglais dans leur cœur et il est peu probable qu’il accepte de nous aider à délivrer notre prince, même si Danielle des Hautes-Plaines, maintenant son épouse, est d’accord pour qu’il participe à l’expédition. Pourtant, ce serait fabuleux d’avoir un archer de cette envergure dans nos rangs !

— Il a toujours dit, intervint Angie, et Danielle aussi, qu’il prêterait son concours si le besoin s’en faisait sentir. La réciproque est vraie.

Un bref instant chacun eut en tête l’affaire de la Tour Répugnante au cours de laquelle ils s’étaient tous ligués contre les Noires Puissances.

— Venir à l’aide d’un ami est une chose, répliqua Jim. Voler au secours du roi d’un pays contre lequel son peuple est en guerre depuis des siècles en est une autre. Qui plus est, rappelle-toi que Dafydd n’est pas homme à courtiser le danger rien que pour le plaisir de l’aventure. C’est seulement pour l’amour de Danielle qu’il nous a accompagnés à la Tour Répugnante.

— Vous avez raison, James, dit Brian. Mais que risquons-nous à le lui demander ? Nous n’avons, de même, rien à perdre en sollicitant les joyeux lurons de Giles des Hautes-Plaines. Qui sait ? Ils seront peut-être prêts à partir en campagne avec nous pour la gloire et le butin.

— Vous avez déjà fixé la date de votre départ ? s’enquit Angie.

— Le plus tôt sera le mieux. Néanmoins, il faudra environ trois semaines pour que certains de mes amis prennent leurs dispositions afin de me rejoindre. D’ailleurs (le chevalier se tourna vers Jim), ce laps de temps ne sera pas de trop pour familiariser si peu que ce soit les gens que vous lèverez au maniement des armes et pour les préparer à combattre en terre étrangère. Il faut faire vite, James. C’est pourquoi vous devriez commencer sans tarder à choisir les hommes que vous prendrez avec vous. C’est une des raisons de ma visite. Je ne suis pas seulement venu pour vous faire part de la nouvelle de la captivité du prince mais aussi pour vous aider. Faites quérir votre intendant.

Jim se tourna vers le chef des gardes.

— Allez chercher l’intendant John, Theoluf.

John fut là en un rien de temps. Grand, carré d’épaules, la mine sévère, il avait dépassé le cap de la quarantaine bien qu’il eût réussi à garder ses dents presque au complet. Il ne lui en manquait que deux sur le devant, ce qu’on ne pouvait pas ne pas remarquer quand il parlait ou souriait. Heureusement cela lui arrivait rarement. Les cheveux qui lui restaient étaient noirs ; il les portait longs et tirés en arrière. Coiffé d’un chapeau en forme de miche de pain, il était vêtu d’une tunique quelque peu maculée de taches de sauce.

— Votre Seigneurie m’a fait demander ?

— Oui, John. Combien d’hommes valides entre vingt et quarante ans y a-t-il au château et sur le domaine ?

— Voyons voir, fit pensivement John en commençant à compter sur ses doigts. Il y a William qui loge près du moulin, William des douves et William…

— Avec votre permission, s’exclama sir Brian, ce rustre ne connaît manifestement pas les devoirs de sa charge ! Mieux vaut encore ne point avoir d’intendant que d’en avoir un qui est incapable de donner immédiatement le chiffre que vous lui demandez. Je vous suggère de le pendre haut et court et de nommer quelqu’un d’autre à sa place.

— Non, non, protesta John. Pardonnez-moi, milord, milady, et vous, noble seigneur. J’avais l’esprit ailleurs. Il y en a trente-huit en tout, y compris les gardes.

— Comme c’est étrange ! dit sir Brian d’une voix sèche avant que Jim ait pu placer un mot. La dernière fois que j’ai entendu parler de Malencontri, la baronnie était forte de plus de deux cents hommes valides. Et ils ne seraient plus à présent que trente-huit y compris vos gens d’armes ! Que voilà un fief dans une situation alarmante, en vérité ! (Il fixa Jim.) Milord, m’autorisez-vous à continuer d’interroger l’intendant John ?

— Mais certainement, répondit Jim avec soulagement. Faites donc.

Brian vrilla ses yeux sur John qui paraissait s’être soudain recroquevillé.

— Vous êtes maintenant au courant de la situation, mon brave. Ses devoirs envers son suzerain exigent que votre seigneur et maître lève une troupe. Des hommes valides en âge de porter les armes. Cent vingt personnes, et vous avez deux heures pour les rassembler.

— Mais, Brian, dit Jim sur un ton qui manquait quelque peu d’assurance, s’ils ne sont que trente-huit…

— J’ai le sentiment que messire l’intendant s’est peut-être trompé sur le nombre d’hommes susceptibles d’être recrutés dans la baronnie. Une petite erreur dont il se rend à présent compte car on lui passera la corde au cou s’il ne parvient pas à trouver les effectifs requis. Est-ce bien compris, maître John ? Vous avez une heure pour les réunir dans la cour du château afin que votre seigneur et moi-même puissions les passer en revue et vérifier s’ils sont aptes au service. Vous pouvez disposer.

— Mais… mais… mais… (L’intendant regarda Jim d’un air implorant.) Ce que demande le chevalier n’est pas possible, milord. Même si nous disposions des cent vingt hommes qu’il réclame, tous seraient indispensables ici et on ne saurait en distraire un seul de ses tâches. Il y a les terres en jachère qu’il faut labourer. Le château a besoin de réparations qui n’ont que trop attendu puisque nous arrivons au printemps. Mille et une besognes s’imposent d’urgence et nous manquons déjà de bras…

Brian coupa court aux protestations de l’intendant :

— James, pourrais-je vous parler en privé ?

— Bien sûr. Que tout le monde – y compris vous, John –, se retire. Mais que personne ne s’éloigne du château afin que je puisse vous rappeler si besoin est.

Sir Brian attendit que tous les membres du personnel se soient éclipsés. Il allait prendre la parole mais Angie ne lui en laissa pas le temps.

— Brian, fit-elle, n’avez-vous pas été un peu trop dur avec lui ? Il est à notre service depuis que nous nous sommes installés ici. C’est un brave et honnête homme. Il n’a jamais abusé de la confiance que nous avons placée en lui et nous a toujours donné le meilleur de lui-même. S’il dit qu’il ne dispose que de trente-huit hommes, c’est probablement la vérité.

— N’en croyez rien, milady. Je ne doute pas de la véracité du portrait que vous avez tracé de lui. C’est un bon intendant doublé d’un homme de confiance. Et c’est justement pour cela qu’il rechigne à se séparer de la totalité des serfs qu’il vous faut lever. Son devoir est de protéger et d’entretenir le domaine et le château. Aussi se considère-t-il comme obligé de garder les meilleurs des tâcherons qu’il a sous ses ordres. Il se livre à un marchandage, c’est tout. Vous n’êtes pas tenu de recruter cent hommes, je vous l’accorde, James. Mais trente-huit, c’est ridicule. Nous arriverons à un compromis entre mon chiffre et le sien. Il se fera tirer l’oreille mais, au bout du compte, nous aurons les effectifs qui nous sont nécessaires. Maintenant, m’accorderez-vous la permission de continuer ?

— Faites à votre guise, Brian. Je suis à nouveau votre élève comme lorsque vous étiez mon maître d’armes. J’essaierai d’apprendre à votre exemple.

— Fort bien. Le mieux est de laisser votre intendant se morfondre un peu, se dire que je ne parlais peut-être pas sérieusement en exigeant cent vingt hommes et soupeser les chances qu’il a d’être pendu s’il ne les fournit pas. Pendant qu’il réfléchit, je souhaiterais que vous fassiez revenir le chef de la garde.

— Theoluf ! appela Jim à pleins poumons.

Celui-ci, qui se tenait derrière la porte donnant sur l’escalier, surgit immédiatement. Il s’approcha de la table.

— Milord ?

Il avait dans les trente-cinq ans mais, à l’instar de Brian, il paraissait plus âgé du fait de la vie au grand air qu’il menait. Il a beaucoup de points communs avec John, songea Jim en le regardant. Tous deux avaient de l’autorité et cela se voyait dans leur maintien. Tous deux étaient des braves et le savaient. En fait, Theoluf était plus petit que l’intendant, moins large d’épaules et plus nerveux que bien charpenté. Il portait un haubert renforcé de plaques d’acier, et l’épée et la dague qui pendaient de part et d’autre de son ceinturon semblaient faire partie de son corps. Comme John, il était brun mais ses cheveux étaient coupés plus court. En signe de respect, il ôta le casque dépourvu de nasal qui le coiffait.

— Je veux, Theoluf, que vous écoutiez avec attention ce que va vous dire le chevalier et que vous lui répondiez avec franchise et sincérité.

— À vos ordres, milord. Je vous écoute, messire Brian.

— Nous nous connaissons tous les deux, Theoluf.

— Certes, messire Brian. (Un imperceptible sourire étira les lèvres de l’homme d’armes.) Nous nous sommes même retrouvés de part et d’autre de ces parapets du temps où sir Hugh était baron de Malencontri.

— Il est vrai, mais bien qu’il nous soit arrivé de nous rencontrer à la pointe de l’épée, je vous tiens pour un homme de bien, fidèle à votre seigneur, c’est-à-dire, à présent, à sir James. Est-ce que je me trompe ?

— Non, messire. Celui que Theoluf sert, il le sert sans réserve. Je me battrai maintenant pour sir James et je suis prêt à mourir pour lui s’il le faut.

— Il ne vous sera pas demandé de mourir aujourd’hui mais de répondre en votre âme et conscience et avec exactitude à quelques questions. Vous êtes maintenant au courant, comme tout le monde dans ce château, de ce qui s’est passé en France et du projet que nous avons formé, sir James et moi, de nous rendre sur le continent. Nous avons l’intention de réunir nos forces. Sir James vous a fait part de son dessein de lever une troupe afin de satisfaire à ses obligations envers son suzerain. Alors, répondez-moi : en dehors des gardes, y a-t-il dans la baronnie des hommes ayant bon pied bon œil et qui soient aptes à subir l’entraînement que requiert pareille entreprise ?

— Bon pied bon œil, je pourrais dire qu’il y en a, mais ces gourdiflots emplâtres de la cervelle ne connaissent rien aux armes et ils savent encore moins ce que c’est que de se battre. Ils n’ont pas la moindre idée de ce à quoi ressemble la guerre.

— Je vous crois, Theoluf, mais je pense que vous avez une vision trop sombre des choses. Nous ne partirons pas avant deux ou trois semaines et nous aurons ensuite une longue route devant nous. Il vous appartiendra de faire en sorte que ceux que nous aurons sélectionnés soient prêts à en découdre le moment venu. Des batailles ont été gagnées par des gens qui n’avaient jamais tenu une arme de leur vie. Mais le fait est là : quelques-uns de vos guerriers parmi les meilleurs devront rester pour assurer la défense de Malencontri et de dame Angela.

L’expression de Theoluf s’assombrit.

— C’est vrai, dit-il au bout d’un moment avant de se tourner vers Jim. Mais moi, je vous accompagnerai, milord ?

— S’il n’y avait qu’un seul homme pour m’accompagner, ce serait vous.

Le visage de Theoluf s’éclaira.

— Alors, nous ferons de notre mieux, messire Brian. Nous instruirons nos recrues. (Son front se plissa à nouveau.) Mais ce diable de Gallois que vous aviez enrôlé lors de l’affaire de la Tour Répugnante, seigneur chevalier, milord et milady, nous a coûté quelques fins archers. Et des archers, nous en aurons grand besoin…

— Ah ! cette mémoire qui ne cesse de me jouer des tours ! s’exclama Brian. J’avais un message à vous transmettre : vous allez avoir la visite de Dafydd et de Danielle, son épouse. Ils sont en chemin. Je vous supplie de me pardonner mais avec l’histoire du prince, cela m’était complètement sorti de la tête.

— Dafydd et Danielle ? répéta Jim. Pourquoi Dafydd aurait-il l’idée de venir ici ?

— D’après ce que j’ai compris, ce serait plutôt Danielle qui désirerait voir dame Angela. Toujours est-il que j’ai appris il y a tantôt une semaine qu’ils avaient pris la route. Ils devraient maintenant être là d’un jour à l’autre.

— Tiens ! murmura rêveusement Angie.

— Eh bien, fit Jim, je serai heureux de les recevoir…

Un assourdissant vacarme lui coupa la parole et un homme en qui il reconnut l’un des compagnons d’armes de sir Brian surgit dans la salle en trébuchant, encadré par deux de ses propres gardes. Sans prêter attention au maître de céans, il s’adressa aussitôt au chevalier :

— Milord ! balbutia-t-il en se retenant au bas bout de la table pour ne pas s’écrouler. On a attaqué le château de Smythe. J’ai presque crevé un de vos chevaux sous moi pour vous apporter la nouvelle aussi vite que possible.

6

Jim bondit sur ses pieds.

— Theoluf ! Réunissez tous les hommes que vous pourrez ! Et qu’on m’apporte des vêtements propres et mon armure ! Brian…

Mais Brian s’était déjà levé et avait coiffé son casque.

— Suivez-moi de votre mieux, James, lança-t-il par-dessus son épaule. Je ne peux pas attendre. (Il empoigna le messager par le bras et le fit pivoter sur lui-même.) Es-tu encore en état de monter ?

— Oui-da, messire. Il faudrait seulement qu’on me donne un cheval frais.

— Prenez celui que vous voudrez à l’écurie ! cria Jim tandis que Brian, soutenant l’homme à moitié, le poussait vers la porte.

Jim et Angie les accompagnèrent jusqu’à la poterne devant laquelle on avait déjà amené le palefroi de Brian et le coursier qu’avait réclamé le messager. Ils arrivèrent juste à temps pour voir le chevalier sauter en selle et éperonner sa monture. Quand il eut disparu, le couple revint sur ses pas.

Il fallut un bon quart d’heure pour que Jim s’habille et enfile son armure. Il s’était à moitié attendu qu’Angie proteste, mais à son exemple, elle était apparemment devenue une citoyenne à part entière de cet univers. Elle lui donna un baiser d’adieu, se bornant à lui dire :

— Prends garde à toi.

Jim enfourcha Gorp et donna le signal du départ à la maigre escorte de seize hommes d’armes hâtivement rameutés. Prenant leur tête, il partit au grand galop sur le chemin qui conduisait au château de Smythe.

— Milord, fit Theoluf en se portant à sa hauteur, il nous faut ménager nos chevaux.

— C’est vrai.

Ce fut à contrecœur que Jim ralentit l’allure. Son intention première avait été de rejoindre sir Brian pour que son messager lui en apprenne plus long sur les événements dont le château de Smythe était le théâtre, mais la raison lui soufflait maintenant qu’il n’avait aucune chance de les rattraper. Les deux hommes devaient filer à un train d’enfer et le conseil de Theoluf était judicieux : il était préférable de ne pas forcer les chevaux afin d’être dans les meilleures conditions possibles au moment du combat.

Jim tira encore sur les rênes pour que Gorp prenne le pas. Si rien ne les arrêtait, ils seraient rendus dans une heure et demie.

— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il à Theoluf. Qui peut bien donner l’assaut au château de Smythe ? C’est loin d’être le plus riche des domaines de la région.

— Mais des étrangers pourraient penser que c’est aussi un des plus vulnérables.

— Je vois ce que vous voulez dire. Dans ce cas, les assaillants ne devraient pas être trop nombreux. Il ne saurait s’agir de voisins. Brian est en bons termes avec tous et d’ailleurs la loi normande nous interdit de nous battre entre nous.

— La loi est une chose, son application une autre, répliqua Theoluf d’un ton sceptique. Je crois néanmoins que milord est dans le vrai. Ce ne sont pas des voisins. Il n’y a pas, non plus, dans les parages de bandes de hors-la-loi suffisamment fournies pour tenter une opération pareille et nous sommes trop au sud pour redouter un coup de main des Ecossais. Il est possible qu’il s’agisse de pirates venus de la mer dans l’intention de piller et de décrocher très vite avec leur butin avant qu’on ait eu le temps de prendre les armes pour leur faire rendre gorge.

Jim acquiesça. C’était l’hypothèse la plus vraisemblable.

La faim le tenailla soudain et il prit conscience qu’il n’avait rien mangé depuis son retour de chez Carolinus.

— Theoluf, fit-il, les hommes ont-ils pris quelque nourriture depuis le lever du jour ?

— Ne vous faites pas de souci, milord, répondit Theoluf avec une ébauche de solaire. Un homme d’armes veille à avoir tout le temps la panse bien remplie en prévision d’une éventuelle urgence comme c’est présentement le cas. (Il dévisagea Jim.) Et Milord a-t-il mangé, lui ?

— Eh bien, non, justement. Pas depuis le petit déjeuner, en tout cas. Je n’y ai pas pensé.

— Milord devrait regarder dans ses portemanteaux. C’est bien le diable si on n’y a pas mis des provisions quand on a sellé son cheval.

Theoluf avait vu juste : Jim trouva dans la sacoche de gauche du pain, du fromage et un gros cruchon de vin. Maintenant, il était paré. Quand il eut le ventre plein, une grande partie de son optimisme lui revint.

À l’approche du château de Smythe, la petite troupe ralentit encore l’allure et, quittant le chemin, s’enfonça dans les profondeurs des bois où elle se dispersa pour le cas où les attaquants auraient établi leur camp à proximité ou installé des guetteurs. Mais cette précaution s’avéra inutile. On parvint sans difficulté jusqu’à la limite de l’espace dégagé au centre duquel se dressait le château. Dissimulé derrière un rideau de feuillage faisant écran, Jim observa les lieux. Une centaine d’hommes dépenaillés – peut-être un peu moins – étaient groupés en désordre devant la poterne principale. Ils étaient visiblement sous le commandement d’un personnage de haute stature nanti d’une barbe noire.

Jim nota que le fossé d’enceinte était à moitié sec. On n’avait manifestement pas eu le temps de relever la herse – à moins que son mécanisme, grippé par la rouille, n’ait pas fonctionné. Les battants du portail, toutefois, étaient hermétiquement fermés et ils étaient suffisamment massifs pour offrir une résistance considérable. C’est à ce moment que Jim comprit le pourquoi de l’apparente passivité des agresseurs : ils avaient abattu un gros arbre qu’ils avaient halé jusqu’à la poterne et ils étaient occupés à l’élaguer de ses dernières branches pour en faire un bélier improvisé.

— Où pensez-vous que peuvent être sir Brian et son compagnon, Theoluf ? demanda-t-il en baissant instinctivement la voix bien qu’ils fussent assez loin pour ne pas être entendus des assiégeants. Pourvu que cette racaille ne les ait pas faits prisonniers !

Une voix rauque retentit juste derrière lui :

— N’ayez aucune crainte, James. Ils sont eux aussi aux aguets dans la forêt de l’autre côté du château.

Jim se retourna. C’était Aragh, le loup anglais, qui, selon son habitude, avait surgi sans le moindre bruit malgré sa taille.

— Aragh ! Comme je suis content de te voir !

— Pourquoi ? Vous espériez que je viendrais à votre aide ? Eh bien, vous vous trompiez. Si je suis ici, c’est pour le chevalier Brian. Lui aussi est un ami. Croyez-vous que j’aurais abandonné un ami ?

— Bien sûr que non. Ecoute, Aragh… tu te déplaces plus vite et plus silencieusement qu’aucun de nous. De plus, tu sais où se trouve sir Brian. Voudrais-tu aller le chercher pour que nous puissions ensemble établir un plan de bataille ?

— Pas la peine. Il arrive. Je l’ai prévenu de votre arrivée. Il n’y a qu’un humain pour ne pas entendre le vacarme que vous faisiez avec vos grands chevaux au milieu de la futaie ! Sir Brian et son compagnon devraient être là d’un moment à l’autre.

Et, de fait, tous deux apparurent quelques instants plus tard, l’homme d’armes tenant son cheval et celui de son maître par la bride.

— James ! s’exclama sir Brian. Je suis heureux que vous soyez là. Combien d’hommes avez-vous amenés avec vous ?

— Seize… n’est-ce pas, Theoluf ? (L’interpellé confirma d’un hochement de tête.) J’ai donné ordre qu’on nous en envoie d’autres en renfort mais je crains que l’on ne puisse en rassembler plus d’une douzaine – et pas avant ce soir au plus tôt. À supposer qu’ils soient au rendez-vous, nous serons à peine une trentaine, nous deux compris. Bien sûr, il y a aussi Aragh.

— Bien sûr, répéta railleusement le loup. Vous devriez savoir, James, que je vaux à moi tout seul une douzaine de vos cagnards.

— Ce dont nous aurions vraiment besoin, reprit Brian, ce serait de quelques archers ou arbalétriers. Nous pourrions alors faire parvenir un message à mes gens dans le château. Pour l’heure, ils ne savent pas que nous sommes là.

— Combien sont-ils ? s’enquit Jim. Je veux dire combien d’entre eux sont-ils capables de se battre ?

— Il n’y a que onze hommes d’armes et peut-être quatre ou cinq domestiques qui pourraient se servir d’une épée ou d’autre chose s’il le fallait.

— Seize autres personnes en tout, quoi ?

— Disons dix-sept – encore que mon écuyer soit presque un enfant. (Brian regarda Jim d’un air sombre.) En tout, nous serions donc tout au plus trente-sept pour attaquer une troupe deux fois plus nombreuse car je crains que nous n’ayons pas le temps d’attendre l’arrivée de vos renforts. D’ici un quart d’heure, ces canailles vont commencer à enfoncer la poterne avec leur bélier. Elle est solide, certes, mais c’est maintenant la dernière défense du château. Une fois qu’ils l’auront démantelée, ils y entreront et nous serons contraints, j’en ai peur, de passer à l’action sans délai avec les seules forces dont nous disposons pour l’instant. La poterne est solide, je vous le répète, mais il ne leur faudra pas plus d’une demi-heure pour la réduire en miettes.

— Ah ! fit Aragh en penchant la tête de côté. En voilà deux autres qui arrivent – et qui sont plus habitués que vous à avancer discrètement à travers bois. Ha ! (Il y avait une note de surprise amusée dans la voix d’Aragh, ce qui était chose peu coutumière.) C’est Danielle et ce grand échalas de lanceur de flèches gallois qu’elle appelle maintenant son mari.

Jim et sir Brian échangèrent un coup d’œil interloqué.

— Je vous ai averti qu’elle, ou plutôt qu’ils venaient vous rendre visite, fit le second. Si l’on y réfléchit, le château de Smythe est à peu près sur le même chemin que Malencontri. Mais quand même… comment peuvent-ils savoir que nous sommes ici ?

— Pour peu qu’ils aient des oreilles, ils n’ont sûrement pas manqué d’entendre le boucan que vous faisiez, dit Aragh sur un ton acerbe. Toujours est-il qu’ils sont là maintenant.

Peu après, Danielle, la fille de Giles des Hautes-Plaines, et Dafydd ap Hywel, maître archer – le maître archer de tous les archers du monde s’il y a une justice, songea Jim –, émergèrent des taillis. Dafydd, son arc passé derrière le dos, avait le bras gauche en écharpe.

— Père est en route avec ses hommes, annonça aussitôt Danielle sans autre préambule. Il a été prévenu qu’une bande de pillards rôdait dans le secteur et il a pensé que le château de Smythe pourrait bien avoir besoin d’aide. Mais comme il lui faudra un certain délai pour rassembler une troupe, nous sommes partis en éclaireurs, Dafydd et moi. Ah, Aragh !

Elle s’interrompit pour caresser le loup qui, couché sur le dos, les pattes en l’air, essayait de lui lécher la figure.

— Qu’est-il arrivé à votre bras, l’ami ? demanda Brian.

— Bah ! Juste une petite foulure…

Mais Danielle coupa sèchement Dafydd :

— Une fracture de la clavicule, tu veux dire. Il s’est battu avec deux des hommes de père en même temps. Pour épater la galerie, comme d’habitude.

— Peut-être bien, admit Dafydd de sa voix douce et mélodieuse qui contrastait avec sa stature herculéenne. Personnellement, je n’y aurais guère attaché d’importance ; néanmoins, et vous m’en voyez désolé, sir Brian, c’est fort malencontreux car mon arc et moi ne vous serons pas d’une grande utilité.

— Ce qui est fait est fait mais c’est bien regrettable, dit Jim. Nous espérions, sir Brian et moi, trouver un moyen d’envoyer un message à ses gens par-dessus la muraille pour leur faire savoir que nous sommes là. Ils pourraient ainsi tenter une sortie dès qu’ils entendront un signal les prévenant que nous passons à l’attaque. Comme vous pouvez le voir, ces gredins se préparent à enfoncer la poterne à coups de bélier. Une fois cette racaille dans la place, les défenseurs seront submergés sous le nombre.

— Sans doute vous ferai-je défaut mais vous aurez quand même un arc à votre disposition.

Et Dafydd se tourna vers sa femme.

— Si j’ai bien compris, dit alors Danielle, votre idée était de lancer par-dessus le rempart une flèche à laquelle serait attaché un message ? Y a-t-il quelqu’un qui sache lire dans le château ?

— Oui, une personne – peut-être deux – serait capable de comprendre les mots que je serais moi-même en mesure de griffonner, répondit Brian. Mais je peux libeller ce message de meilleure façon. Grand merci à vous, dame Danielle.

— Eh bien, rédigez-le. Il suffira de l’attacher à la tige d’une de mes flèches avec du fil. J’en ai. Et vous ? Avez-vous de quoi écrire ?

Jim était déjà en train de fouiller dans le porte-manteau de sa selle.

— J’ai ce qu’il faut, annonça-t-il.

Il brandissait le petit bâtonnet charbonneux et le fui linge blanc dont il avait eu la prévoyance de se munir avant d’aller rendre visite à Carolinus au cas où il n’aurait pas pu se fier à sa seule mémoire pour se rappeler toutes les instructions du magicien. Sir Brian, il ne l’ignorait pas – encore que le vaillant chevalier aurait été gêné de l’admettre –, savait à peine écrire.

— Que voulez-vous que je mette ? lui demanda-t-il.

— Laissez-moi faire.

Brian s’empara de cette espèce de fusain, posa le bout de tissu sur sa selle et se mit en devoir d’y dessiner dans un coin une série de pictogrammes :

Jim identifia le dessin qui se trouvait sous les trois trompes : c’étaient, grossièrement figurées, les armoiries de Brian.

— Ils comprendront tout de suite, dit ce dernier. Quand j’aurai joué de la trompe, ils sortiront et chargeront les assiégeants.

— Et comment sauront-ils que ce message vient bien de vous et n’est pas une ruse ? lui demanda Danielle.

— Vous voyez bien que j’ai pris soin d’y reproduire mes armes.

— Quiconque les connaît aurait pu les imiter, rétorqua Jim. Ceux qui ramasseront la flèche tombée dans la cour et liront le message seront en droit de se demander si c’est bien vous qui en êtes l’auteur. N’y a-t-il pas quelque chose que vous pourriez y joindre qui serait la preuve irréfutable que c’est vous et personne d’autre qui l’avez envoyé ?

— Jadis, j’aurais pu glisser autour de la tige de la flèche l’anneau de mon père qui ne me quittait jamais, répondit sir Brian d’un air chagrin en tendant ses deux mains pour montrer que ses doigts étaient nus. Hélas, je l’ai remis à… euh… à ce marchand de Coventry il y aura tantôt trois ans.

La pratique du prêt sur gages était illégale en raison de l’interdiction de l’usure prononcée par l’Eglise, mais elle n’en prospérait pas moins et Jim se promit de s’arranger pour que l’anneau soit restitué à son ami. Cela ne devrait pas être difficile à condition qu’il n’ait pas été déjà revendu. Le vrai problème serait de le rendre à Brian sans l’offenser en ayant l’air de lui faire l’aumône.

— J’ai trouvé une solution ! s’exclama soudain Jim. Le mouchoir que lady Geronde vous a donné, Brian ! Vos gens le reconnaîtront au premier coup d’œil. Il aura valeur de signature.

Sir Brian pâlit.

— Jamais ! s’écria-t-il avec véhémence. Tant que je serai vivant, il ne me quittera pas !

— Mais ce ne sera que pour très peu de temps, air Brian, fit Dafydd. Vos hommes le mettront précieusement à l’abri en attendant que vous sonniez de la trompe. Il sera en sécurité comme si vous l’aviez toujours sur vous.

— Jamais ! répéta sir Brian. Je préférerais plutôt voir le château réduit en cendres ! C’est tout ce que je possède d’elle, ne comprenez-vous pas ?

— Nous le savons, dit alors Danielle avec une douceur qui ne lui était pas coutumière, mais pensez-vous que lady Isabel souhaiterait que vous perdiez votre patrimoine parce que vous auriez refusé de vous dessaisir de sa faveur pendant une heure tout au plus ? Si elle était là, ne vous ordonnerait-elle pas de la nouer à ma flèche afin de convaincre vos gens ?

Elle se tut. Le silence se prolongea. Sir Brian finit par pousser un soupir de désolation avant de se résigner à sortir de sous son haubert un léger carré de tissu safran brodé dans un coin des initiales de sa belle. Il le porta à ses lèvres et, sans un mot, le tendit à Danielle.

— Voilà une décision qui vous honore, sir Brian. Votre dame sera fière de vous.

Le chevalier secoua la tête et se redressa. L’effort de volonté qu’il s’imposait pour recouvrer son impassibilité était visible.

— Nous ferons notre devoir, laissa-t-il tomber. Mais je vous promets une chose. Même s’ils étaient deux fois plus nombreux, les ennemis ne pourront m’empêcher de pénétrer dans la cour de mon propre château dans l’heure.

Pendant qu’il parlait, Danielle, sans perdre de temps, avait solidement attaché le message et le mouchoir à une flèche. Quand elle en eut terminé, elle coupa le fil d’un coup de dents.

— Je suis prête, annonça-t-elle aux autres. Voulez-vous que je tire ma flèche tout de suite ou avez-vous d’abord des dispositions à prendre ?

— La seule chose que nous avons à faire est de monter en selle. Nous nous mettrons en ligne dans le sous-bois et dès que la flèche sera retombée derrière les remparts, nous chargerons. Point n’est besoin d’autre signal. Il nous faut non seulement les attaquer par surprise mais leur donner aussi l’impression que nous ne sommes qu’une avant-garde précédant le gros d’une troupe.

Jim, qui avait enfourché Gorp, entendit le claquement de la corde de l’arc de Danielle. La flèche s’éleva dans les airs en décrivant une courbe et, une fraction de seconde plus tard, disparut derrière le parapet du château. Ils piquèrent alors des deux et s’élancèrent au galop en direction de la clairière et des assaillants qui commençaient à enfoncer la poterne avec leur bélier.

Les trois notes de la trompe de sir Brian retentirent haut et clair.

7

Quand Jim se retrouva en train de galoper furieusement dans la clairière au milieu des autres, il éprouva un instant de griserie. En même temps, il s’étonnait que personne ne lui ait suggéré de se transformer à nouveau en dragon pour l’attaque. Mais ne fallait-il pas qu’il s’exerce à cette méthode de combat nouvelle pour lui ? Son excitation n’avait rien à voir avec la bouffée de joie féroce qu’il avait éprouvée quand, sous la forme de Gorbash, il avait fondu sur les hommes qui ravageaient le village voisin du château de Chaney. À tout le moins, il n’avait pas peur – et c’était déjà une bonne chose.

Cette cavalcade n’allait pas sans bruit. Outre le tonnerre déclenché par les sabots des chevaux martelant le sol, les hommes d’armes, et sir Brian le premier, hurlaient des cris de guerre divers et variés. Jim eut un bref aperçu de l’expression de stupeur qui figea le visage des pillards quand ils se retournèrent.

Ceux qui maniaient le bélier l’abandonnèrent pour se jeter sur leurs armes.

Et les deux, groupes se heurtèrent. Etre à cheval était un avantage indiscutable. Jim eut l’impression d’avoir renversé au moins trois ou quatre adversaires avant que Gorp s’arrête si brutalement qu’il le désarçonna.

Son instinct appuyé par sa formation d’athlète joua de telle sorte que Jim retomba sur ses pieds. Les leçons de Brian ayant porté leurs fruits, il se retrouva immédiatement en position de combat, le bouclier levé et l’arme au clair. Ses arrières momentanément protégés par son cheval, il avança vers les deux reîtres qui, l’épée à la main, se dressaient devant lui.

Il était évident qu’ils savaient se servir de leur rapière, mais ils n’avaient pas eu Brian pour instructeur. Par ailleurs aucun des deux n’avait d’écu. Ils se contentaient d’exécuter des moulinets. Jim repoussa celui qui était du côté de son bouclier et, se fendant à droite, porta un coup d’estoc à l’autre. Il fut presque surpris de le voir s’écrouler. Aussitôt, il se tourna vers le premier qui avait déjà décampé. À sa place, un troisième larron faisait tournoyer une hache au-dessus de sa tête.

Jim se jeta de côté et la hache le manqua. Il frappa, ignorant s’il avait fait mouche : la mêlée devenait si confuse qu’il n’avait plus que ses automatismes pour le guider. Il entr’aperçut Aragh. Sans perdre de temps à choisir ses adversaires, le loup se faufilait entre eux et mordait tout ce qui passait à sa portée. La puissance de ses mâchoires était quelque chose d’effrayant : on aurait dit que sa gueule se refermait complètement sur les bras et les jambes qu’elle happait, ce qui signifiait que ses crocs meurtriers s’enfonçaient jusqu’aux os qu’ils broyaient.

Soudain, Jim se retrouva curieusement isolé de la mêlée générale. Ses amis et les gardes de son escorte, plus un certain nombre d’hommes revêtus d’armures et qu’il ne reconnaissait pas – probablement des occupants du château qui avaient effectué leur sortie se battaient autour de lui contre les pillards. Mais, pour l’heure, il ne restait plus personne pour lui tenir tête. C’en était presque ridicule…

Un caverneux grondement de fureur mit brusquement fin à cette courte pause. Il se retourna juste à temps pour se protéger à l’aide de son bouclier. L’énorme hache que brandissait l’homme à la barbe noire, le chef de la bande en personne, s’abattit sur l’écu.

Le métal fit son office mais le coup avait été porté avec une force telle qu’il s’en fallut de peu que Jim ne tombât à genoux. Il réussit néanmoins à se dégager mais, bien que sain et sauf, il avait maintenant le bras gauche engourdi depuis l’épaule jusqu’au bout des doigts.

Son adversaire – il était aussi grand que lui et devait bien peser cinquante livres de plus – joua à nouveau de la hache, visant apparemment la tête. Heureusement, au dernier moment, le fer dévia de sa trajectoire : Barbe Noire avait en réalité l’intention de lui trancher la jambe. Jim réagit instinctivement : il sauta et la cognée passa en sifflant largement en dessous de ses pieds. Le barbu ne se laissa pas décourager pour autant. Il était évident que le maniement de cet instrument de guerre n’avait pas de secret pour lui mais il était tout aussi évident qu’il n’avait jamais rencontré un homme en armure qui faisait des bonds de cabri.

Jim esquivait, rompait, sautait en l’air tandis que l’autre continuait à frapper en pure perte. Il cherchait une ouverture pour faire usage de son épée mais Barbe Noire était trop rompu à ce combat pour se découvrir et le plus gros souci de Jim était qu’un de ses séides surgisse et lui enfonce sa lame dans le dos.

Brusquement, une inspiration lui vint tandis qu’il sautait une fois de plus : pliant les jambes en équerre, il les lança vigoureusement dans la figure de son adversaire. Ses talons percutèrent la mâchoire de celui-ci ; Jim, quant à lui, retomba en douceur.

Barbe Noire aurait eu une constitution hors du commun si un coup pareil ne l’avait pas déstabilisé. Toujours debout, la hache en main, il semblait ne plus rien voir, détail qui n’impressionnait pas Jim. Celui-ci n’avait qu’une idée en tête : il se battait pour sa vie. Et d’un seul coup de hache, l’autre pouvait lui régler définitivement son compte. Sans s’accorder le temps de réfléchir, il se fendit et la pointe de sa rapière s’enfonça avec une facilité déconcertante dans l’épais pourpoint de cuir constituant la seule protection de Barbe Noire qui flageola sur ses jambes et s’effondra.

Jim contempla le chef des pillards gisant à ses pieds. Il avait tué quand il habitait le corps de Gorbash, le dragon, mais c’était la première fois en tant qu’humain qu’il trucidait quelqu’un de sa condition et le fait était indéniable : Barbe Noire était bel et bien mort.

La bataille se poursuivait toujours mais ses amis étaient en difficulté. Il ne voyait ni sir Brian ni Aragh mais ceux qu’il supposait être les défenseurs du château ne chômaient pas. Certains avaient affaire à deux soudards en même temps et parfois davantage.

Il ramassa son bouclier, cabossé mais toujours utilisable, et se rua sur l’un des deux hommes qui, un peu plus loin, s’en prenaient à ses propres gardes. Le reître détala presque immédiatement pour tenter de se perdre dans la bousculade. Jim était tombé sur quelqu’un d’aussi agile que lui. Maintenant grisé par l’ivresse de la bataille, il se lança à sa poursuite avec une seule pensée en tête : le mettre hors de combat.

Mais l’autre, qui avait réussi jusque-là à esquiver les coups qu’il lui portait, s’arrêta, fit volte-face, fonça droit sur lui et lui enfonça un genou dans le bas-ventre. Cela fit atrocement mal et Jim s’écroula au sol. Son adversaire se jeta sur lui.

— Rends-toi ! hurla-t-il, la pointe de son épée à quelques pouces de son cou. Rends-toi si tu ne veux pas que je te tranche la gorge !

Malgré la douleur qui obscurcissait ses pensées, Jim comprit alors que, revêtu comme il l’était d’une armure, il donnait évidemment l’impression d’être une bonne prise et de valoir une solide rançon. Ce qui, somme toute, s’agissant du seigneur de Malencontri, n’était sans doute pas faux. Cependant, la question se trouva réglée avant même qu’il ait pris une décision : il y eut un bruit sourd et une pointe de flèche émergea soudain de la poitrine de son agresseur qui émit un son étranglé, glissa de côté et ne bougea plus.

Jim prit alors conscience de deux choses. D’abord que les assaillants battaient maintenant précipitamment en retraite pour se réfugier dans la forêt ; ensuite, que ses deux amis, Aragh et sir Brian, n’étaient pas blessés. Une troupe d’archers les appuyaient ; ils avançaient au pas de course, s’arrêtaient pour tirer une volée de flèches, repartaient et recommençaient.

Soudain, Brian surgit à ses côtés, lui prit la main et l’aida à se remettre sur ses pieds.

— Etes-vous blessé, James ? lui demanda-t-il.

— Non… pas à proprement parler. (Jim était cependant encore plié en deux comme un vieillard.) Nous aurions des secours ?

— Je crois bien que c’est Giles des Hautes-Plaines.

Dafydd, le bras toujours en écharpe, et Danielle, une flèche encore encochée à l’arc qu’elle tenait à la main, se dirigeaient vers eux, accompagnés du père de la jeune femme en personne.

— Bienvenue à vous, amis, leur lança sir Brian. Bienvenue et merci. Sans votre aide, je ne sais comment on aurait pu sauver le château de Smythe !

— Il ne l’aurait pas été, dit Aragh qui les avait rejoints.

— Il est vrai, messire Loup, mais il n’y a plus de crainte à avoir maintenant et nous ferons festin ainsi qu’il se doit en cet honneur. Je vous convie à entrer et à vous rafraichir…

Sir Brian fut interrompu par un personnage grassouillet aux vêtements constellés de taches de graisse qui faisait manifestement partie du petit personnel.

Il ne put contenir son irritation quand le nouveau venu le tira par la manche et lui dit quelque chose à l’oreille. Visiblement celui-ci voulait lui parler sans témoins. Une fois à l’écart, tous deux se mirent à se quereller violemment à voix basse.

— Gagner une bataille est une chose, grommela Aragh, régaler ses hôtes en est une autre !

À ces mots, Jim eut une illumination. Inviter ceux qui venaient de lui prêter main-forte pour chasser une bande de pillards était affaire d’honneur pour Brian. Hélas ! Ce dernier n’avait pas les moyens d’offrir à ses alliés la petite fête dont il rêvait. D’ordinaire, sa pauvreté le laissait indifférent. Mais s’il devait accueillir ses hôtes dans une salle délabrée et ne rien avoir d’autre à leur proposer que la maigre pitance qui était la sienne quotidiennement, ce serait la honte. L’honneur de son nom était en jeu.

— Sir Brian, dit-il, pris d’une soudaine inspiration, si je pouvais me permettre d’interrompre rien qu’un instant votre conversation…

La mine chagrine, l’interpellé se retourna, fit signe au serviteur de l’attendre et revint vers le petit groupe en se forçant à sourire.

— Après votre départ en catastrophe, Brian, lady Angela m’a fait promettre de ramener Danielle à Malencontri aussitôt que je les aurais rencontrés, elle et Dafydd. « Sans délai », a-t-elle bien précisé. Si j’étais seul en cause, rien au monde ne saurait me faire décliner votre invitation, mais comment pourrais-je désobéir à ma gente dame ? Or, une idée vient de me venir. Pourquoi n’organiseriez-vous pas le festin de la victoire en mon château ? Vous n’aurez qu’à puiser dans nos réserves – vous me rendrez plus tard et à votre convenance ce que vous m’aurez emprunté pour garnir la table, voilà tout. Et, de la sorte, Angie pourra, qui plus est, être des nôtres. Si, par malheur, elle ne participait pas à la fête, elle ne me le pardonnerait jamais. Je sais que j’abuse et pèche par impolitesse en vous demandant d’ordonner ces réjouissances ailleurs que chez vous, mais si vous pouviez faire pour une fois une exception…

— Je ne sais que vous dire, James, fit Brian dont l’expression lugubre s’était lentement dissipée et qui paraissait maintenant tout joyeux. Mais… j’accepte votre proposition et vous en remercie du fond du cœur.

— Alors, il ne nous reste plus qu’à prendre la route de Malencontri.

8

Jim, Angie et sir Brian étaient assis – dans cet ordre – au haut bout de la table. Dafydd, Danielle et Giles des Hautes-Plaines étaient installés en face d’eux. Aragh avait droit à un banc qui lui permettait de s’allonger tout en ayant la tête à hauteur de la table.

Les hommes d’armes de Malencontri et du château de Smythe ainsi que les compagnons de Giles qui participaient au festin de la victoire étaient groupés de part et d’autre d’une seconde table, perpendiculaire à la première comme la barre d’un T, et qui allait jusqu’au bout de la salle.

Depuis deux bonnes heures on festoyait et les convives étaient plus que gavés de nourriture. De son côté, Aragh avait avalé quelque douze livres de viande désossée en l’espace d’une demi-minute. Il faisait sa digestion, indolemment étendu sur son banc. Les hommes ayant débouclé leur ceinture et les femmes dégrafé leur casaquin, Brian jugea le moment venu d’aborder le sujet qui lui tenait à cœur : l’expédition projetée en France.

— … Lord James et moi-même, disait-il à ses vis-à-vis, avons décidé d’unir nos forcés. Nous voyagerons et combattrons ensemble. Il nous faut seulement attendre quelques semaines l’arrivée des braves qui m’ont naguère promis de se mettre à mon service au cas où se présenterait une éventualité comme celle à laquelle nous avons à faire face. Mais ce ne sera pas du temps perdu. Nous utiliserons ce délai forcé pour entraîner au combat quelques jeunes serviteurs de la maison de James qui sont novices dans le métier des armes. James lèvera les effectifs requis. Tous mes hommes d’armes me suivront, bien entendu, sans compter ceux de mes gens qui souhaiteront venir. Mais il ne faut pas se leurrer : nous aurons aussi besoin de quelques bons archers. (Sir Brian dévisagea Dafydd.) Ce serait merveilleux si vous pouviez vous joindre à nous, Dafydd. (Ses yeux se posèrent sur Giles.) Ainsi que vous et tous ceux de vos amis qui désireraient en faire autant.

L’expression de Giles se rembrunit.

— Non, laissa-t-il sèchement tomber. Il faudrait être fou pour renoncer à la tranquillité que nous assure notre mode de vie et partir en quête d’un improbable butin dans une France ravagée par la guerre.

— Pour ce qui est de nous, dit Dafydd d’une voix douce, nous ne sommes pas assez attachés aux rois et aux princes d’Angleterre pour aller au secours de l’un d’eux. Quant à faire la guerre pour le plaisir, vous connaissez mon sentiment là-dessus. Aussi n’est-il pas question pour moi de partir pour la France, même si j’envisageais de quitter mon épouse pour autre chose que notre bien à tous deux.

— Tu as raison, l’approuva Danielle. Je ne veux pas que tu t’embarques dans une affaire de ce genre.

— Ce serait certainement inconsidéré, murmura Angie.

Jim la regarda avec curiosité car elle avait parlé d’une voix bizarre.

— Vous vous gardez bien de me poser cette question à moi, grommela Aragh.

— Je n’en avais pas l’intention, messire Loup. D’ailleurs, c’est d’archers que nous avons besoin, pas de loups.

— Si ce monde était un monde de loups, il n’y aurait pas de guerres.

— Parce que vous commenceriez par vous entre-tuer.

— Non, reprit Aragh, parce que des combats de ce genre ne rapportent rien. Si votre prince ne peut pas gagner une bataille, à quoi sert-il ? Que les Français le gardent donc et qu’on n’en parle plus !

— Ce n’est pas là notre façon de penser. Je ne reproche pas à ceux qui ne sont pas directement concernés de ne pas venir, mais c’est naturellement un devoir pour James et moi. Dès que nous aurons posé le pied sur le sol de France, nous n’aurons aucun mal à trouver des archers. Notre troupe attirera de nombreux preux. Les chevaliers les plus valeureux – porteurs de lance, arbalétriers et archers aussi bien qu’hommes à pied – ne voudront à aucun prix manquer l’occasion d’être parmi leurs pairs en talent et en rang. Nous aurons les meilleurs.

— Vous dites que des archers et des arbalétriers de grande valeur et de grande adresse vous rallieront ? demanda Dafydd tout en jouant avec le couteau posé à côté de son assiette.

— Tu es en train de te laisser duper ! s’écria Danielle avec colère. Il cherche simplement à te tenter avec ces histoires de grands archers. Tu es incapable de résister à l’idée de te mesurer avec quelqu’un qui serait meilleur que toi.

Dafydd sourit.

— Comme tu connais bien mes faiblesses, mon oiseau d’or ! Mais tu n’as rien à craindre : pour toi, je saurai vaincre la tentation.

Cette petite querelle mit un terme à la conversation. Peu après, alourdis par le souper et épuisés par une aussi rude journée, les convives quittèrent la table et se séparèrent pour se mettre au lit.

Jim et Angie avaient à peine regagné leur chambre que cette dernière lâcha ce qu’elle considérait comme une nouvelle d’importance.

— Elle est enceinte, tu sais, dit-elle en ménageant un effet de surprise.

Jim, qui était en train d’enlever sa chemise, s’immobilisa.

— Quoi ?

— Je te dis que Danielle est enceinte, répéta Angie en détachant chaque syllabe.

— N’importe comment, je ne pensais pas que Brian ait vraiment une chance de recruter Dafydd. Dans ces conditions, il ne saurait être question pour lui, évidemment, d’abandonner sa femme alors qu’elle attend un bébé.

— Il ne le sait pas, rétorqua Angie, ravie de l’étonnement de son époux.

Jim la regarda un instant d’un air incrédule.

— Il ne sait pas qu’elle est enceinte ?

— Comme je viens de te le dire !

— J’aurais pourtant cru que la première chose que fait une femme dans ce cas-là est d’apprendre à son mari qu’il va être père. C’est naturel, non ?

— Habituellement.

Jim termina de se déshabiller et se glissa sous l’amoncellement de fourrures sans cesser de surveiller Angie avec circonspection. Il la connaissait bien et savait que, présentement, elle était dans une rage folle – ou, du moins, que quelque chose la perturbait.

Elle ne semblait pas pressée de se coucher. Brusquement, elle avait décidé de se brosser les cheveux. L’un des quelques objets de luxe qu’ils avaient hérités du précédent baron de Malencontri était un miroir. Elle s’assit sur la chaise posée devant et commença à démêler nerveusement sa chevelure.

Jim reprit la parole :

— Mais pourquoi ne le lui a-t-elle pas dit, enfin ?

— Il me semble que cela devrait pourtant sauter aux yeux.

— Néanmoins, si je comprends bien, elle te l’a dit à toi ?

— À qui d’autre aurait-elle pu le dire ? Elle n’a pas d’amies avec qui elle soit assez intime. Et moi, je suis une vieille dame. Une femme d’expérience et en puissance d’époux, qui plus est.

— Une vieille dame ? Toi ?

L’ahurissement de Jim n’était pas feint.

— Dans ce monde et pour quelqu’un de l’âge de Danielle, oui.

— Je vois, murmura Jim, qui, en fait, ne voyait rien du tout. Mais j’en reviens à ma question : pourquoi ne l’a-t-elle pas dit à Dafydd ?

— Parce qu’elle a peur qu’il ne cesse de l’aimer, répondit Angie sur un ton cassant.

— Pourquoi donc ?

— Son corps va se déformer et s’enlaidir, non ? C’est aussi simple que ça.

— Dafydd ? (Jim était complètement dépassé.) Il n’est pas homme à changer ainsi, tu peux me croire. Comment peut-elle savoir qu’il cessera brusquement de l’aimer sous prétexte qu’elle porte un bébé ?

— Parce qu’elle pense que c’est de son apparence, et de son apparence seule, qu’il est amoureux. Elle est persuadée qu’elle perdra Dafydd quand la grossesse aura alourdi son corps.

— Mais c’est ridicule !

— Et pourquoi donc ? répliqua Angie. Tu étais présent quand il s’est déclaré. On est tous entrés dans l’auberge, il l’a regardée et il a dit : « Je vais vous épouser. »

— Cela n’a pas été aussi rapide, protesta Jim.

— Non ? (Le ton d’Angle était sarcastique.) La première chose qu’il a faite a été d’ordonner à l’aubergiste d’apporter une lanterne pour qu’il puisse mieux la voir.

— Non, les choses ne se sont pas passées de cette façon. Si je me rappelle bien, ce n’est que le lendemain qu’il s’est trahi par quelques signes…

— Quelle différence cela fait-il ? Elle sait qu’elle est belle. Elle est belle et séduisante, non ?

— Oui, sans doute.

— Eh bien, sachant que les hommes la trouvent attirante et Dafydd s’étant épris d’elle au premier regard, que pouvait-elle penser sinon que c’était de son apparence physique qu’il était tombé amoureux ?

— Mais pourquoi persiste-t-elle à croire cela ? Après tout, il y a près d’un an qu’ils sont mariés. Après tout ce temps, elle doit avoir appris à mieux le connaître.

— Bien sûr, mais elle ne peut faire autrement que d’éprouver une telle crainte.

— Et qu’attend-elle de toi ?

— Que je la conseille. Elle n’ignore pas que Dafydd voudrait prendre part à cette expédition uniquement dans le but de se mesurer à un adversaire. Aussi Danielle est-elle déchirée entre deux désirs contradictoires : elle ne veut pas qu’il parte et ne souhaite pas davantage qu’il reste auprès d’elle et cesse de l’aimer en la voyant se déformer. Elle espérait que je lui donnerais une réponse.

— Tu en as une, toi ?

— Euh… non.

Jim fut tenté d’ajouter que, n’étant pas femme, ce n’était pas là son terrain mais il jugea plus prudent de garder cette pensée pour lui.

— Personne ne peut résoudre ce problème, hormis elle !

Angie reposa la brosse et souffla la chandelle, plongeant la chambre dans l’obscurité. Elle se coucha mais prit soin de rester éloignée de Jim.

Ils n’échangèrent plus aucune parole bien que Jim fût très curieux de connaître l’opinion d’Angle sur les sentiments de Dafydd à l’égard de Danielle. Ne l’aimait-il vraiment que pour son apparence physique ? Lui n’en croyait rien.

9

Les trois semaines qui suivirent s’écoulèrent dans une effervescence de bon aloi. Dafydd et Danielle prirent congé ainsi que Giles des Hautes-Plaines et ses compagnons. Brian, quant à lui, s’installa provisoirement à Malencontri avec ses gens pour entraîner les soixante hommes que Jim avait sélectionnés parmi ses serfs et le personnel du château. Sur ce nombre, seuls vingt-deux, les plus prometteurs, seraient finalement promus hommes d’armes. Les autres s’occuperaient des chevaux et seraient au service personnel de Jim, de Brian, de son écuyer – un aimable blondinet de seize ans répondant au nom de John Chester – et, plus généralement, des hommes de guerre présents et à venir. Jim aurait ainsi rempli son devoir de vassal. Brian fournit de son côté vingt-six hommes à la troupe en voie de constitution – cinq recrutés parmi ses gens d’armes, cinq membres de sa domesticité et seize combattants expérimentés venus de leur plein gré se mettre sous ses ordres.

Pendant les deux premières semaines, tout se passa à peu près comme prévu mais la troisième fut marquée par l’arrivée de deux visiteurs qui avaient Puri et l’autre des choses d’importance à communiquer à Jim.

Le premier était Secoh, le dragon des marais, appartenant à la branche infortunée des dragons locaux victimes de la domination des Noires Puissances ayant élu domicile dans la Tour Répugnante où Bryagh, le dragon renégat, avait retenu captive Angie après qu’elle et Jim s’étaient matérialisés dans ce monde. Ainsi tyrannisée, la tribu s’était affaiblie, allant même jusqu’à perdre toute hardiesse. Secoh n’avait pas fait exception à la règle. Il avait cependant changé quand Smrgol, le grand-oncle de Gorbash – avatar de Jim – lui avait fait honte et l’avait forcé à se comporter comme un dragon digne de ce nom, même s’il était originaire des marécages. Secoh avait, au bout du compte, aidé le vieux Smrgol, alors handicapé par une congestion cérébrale, à abattre le fourbe Bryagh lors de l’ultime bataille de la Tour Répugnante. Durant cet épisode, Jim, toujours sous la forme de Gorbash, avait pourfendu un ogre, sir Brian tué un ver, les flèches de Dafydd ayant eu raison de toutes les harpies de la Tour qui descendaient en piqué pour les attaquer. Aragh, lui, avait tenu les sandmirks en respect et Carolinus s’était interposé entre eux et les Noires Puissances. De la sorte Secoh avait été admis parmi les compagnons de Jim qui avaient contribué à délivrer Angie.

Un après-midi, donc, Secoh se posa dans la cour du château et, sans rien demander à personne, entra dans la salle d’honneur, mettant en fuite tous ceux qui s’y trouvaient. Déçu de ne pas voir Jim, il lança d’une voix tonitruante :

— Sir James ! Enfin, je veux dire lord Jim ! Où êtes-vous ? C’est moi, Secoh. J’ai à vous parler !

Sur ce, plus ou moins assuré que son appel serait entendu, il sombra dans une semi-torpeur agréable, plaisir suprême des dragons quand rien ne les occupe.

Cinq minutes plus tard, Jim et sir Brian, prévenus en hâte sur le terrain d’exercice où ils procédaient à l’entraînement des nouvelles recrues, surgirent en courant.

Secoh se redressa vivement.

— Lord…, rugit-il. (Puis, se rappelant que, sous sa forme humaine, Jim avait l’oreille trop sensible pour supporter les vociférations afférentes à sa condition de dragon, il fit un effort pour baisser le niveau de sa voix et poursuivit dans un grondement feutré :) Je suis venu pour vous parler d’une question de la plus haute importance, milord.

— Vous vous souvenez de Secoh ? dit Jim en s’approchant du dragon.

Il était conscient que sir Brian le regardait avec une certaine admiration non sans serrer fermement le pommeau de son épée. Jim se sentait un peu mauvaise conscience. Sir Brian, à l’évidence, ne se rappelait pas que son ami pouvait à tout instant se métamorphoser en un dragon encore plus impressionnant. Mais Secoh reprenait son récit :

— Il est une chose dont vous devez être averti sur-le-champ, fit-il.

— Asseyez-vous, Brian. (Jim avança une chaise sur laquelle il s’installa, imité par le chevalier, tandis que Secoh s’accroupissait.) Je t’écoute, Secoh.

— Il m’est revenu que vous alliez guerroyer en France, air James. Or, il y a une formalité dont il faut que vous vous occupiez tout de suite.

— Quoi donc ? Pour autant que je sache… (Jim laissa sa phrase en suspens.) Angela ! Regarde qui est venu nous rendre visite !

Angela avait revêtu sa robe bleu roi, une de ses plus belles. Visiblement, la nouvelle de l’arrivée de Secoh était parvenue à ses oreilles. Elle s’avança vers le dragon qui se dressa sur ses pattes arrière.

— Madame…

Secoh essaya de faire une courbette qui, vu sa morphologie, fut loin d’être une réussite. Quand sa redoutable tête en forme de dard s’inclina vers Angela, on eût dit qu’il se préparait à la couper en deux d’un coup de mâchoires. Mais Secoh était une vieille connaissance et Angie ne se laissa pas démonter pour si peu. Devinant le plaisir immense que cela lui ferait, elle répondit par une révérence et dit avec gravité :

— Soyez le bienvenu en cette demeure.

— Secoh est venu pour me communiquer quelque chose d’important, fit Jim en approchant un siège à l’intention de la jeune femme.

— L’idée que James pouvait ne pas être au courant vient seulement de m’effleurer, commença le dragon après s’être à nouveau accroupi en veillant toujours à contrôler le volume de sa voix. Alors, je suis venu immédiatement. Si j’ai bien compris, James, vous allez participer à cette guerre des humains en France ?

— En effet. Nous sommes précisément en train de nous y préparer, sir Brian et moi, comme tu as sans doute pu t’en rendre compte du haut des airs.

— C’était donc la raison de toute cette agitation à l’extérieur des remparts ? J’aurais dû m’en douter. Mais la question que j’ai à vous poser est la suivante, James : quand vous serez en France, avez-vous l’intention de redevenir dragon pendant une certaine période puisque les pouvoirs magiques dont vous disposez, vous permettent de le faire à tout moment ?

— Je n’ai rien décidé à ce sujet, répondit lentement Jim, mais ce n’est pas exclu. Pourquoi cette question, Secoh ?

— Eh bien, c’est qu’il existe diverses règles et prescriptions en ce domaine. Je sais que la plupart des gens pensent que l’ordre et la discipline ne sont pas notre fort, à nous autres dragons, mais il y a néanmoins un certain nombre de points avec lesquels nous ne badinons pas. Pour commencer, si vous envisagez de vous changer en dragon là-bas, même pour un bref instant, cela implique quelques obligations. En premier lieu, vous ne pouvez pas être un dragon sans attaches. Ce ne serait pas représentatif. Il faut donc que vous soyez affilié à l’une de nos communautés. Vous n’avez pas d’autre choix, c’est impératif.

Au fur et à mesure qu’il parlait, la stupeur se peignait sur le visage de Jim.

— Comme vous êtes sur le territoire des dragons des falaises, reprit Secoh, imperturbable, vous êtes bon gré mal gré un membre de cette communauté dès l’instant de votre métamorphose. Naturellement, je… nous aimerions que vous soyez l’un des nôtres, issu des marécages. Mais outre le fait que vous êtes vraiment… euh… trop gros, les règles ne le permettent pas. Au départ, vous avez été un dragon des falaises : dragon des falaises vous serez toujours. Il en est ainsi depuis quarante mille ans. Or, être un membre de cette communauté aura une grande importance quand vous serez en France parce que cela vous donnera une identité, une patrie. Dès lors, vous ne serez pas un vulgaire dragon isolé, un hors-la-loi, mais le membre respectable d’une famille. Là-bas, votre sécurité exige le consentement des vôtres. Bref, vous avez besoin d’un passeport.

— Un passeport ? Mais que diable est-ce là ? demanda sir Brian.

— L’autorisation de voyager, répondit Secoh. De la sorte, la communauté dont relève James se porte garante de sa bonne conduite en tant que dragon pendant son séjour en France.

— Je vois, dit Jim. Et ce passeport, en quoi consiste-t-il ?

— Eh bien, justement. Ce sera le plus beau joyau du trésor de chacun des dragons de la communauté.

— Et tous seront disposés à me remettre leur plus beau bijou avant mon départ pour la France ?

— C’est beaucoup leur demander, certes. Mais je pense qu’à nous deux nous pourrons les convaincre… à condition de partir tout de suite.

— Vous voulez dire dans l’instant ? fit sèchement Angie.

— J’en ai bien peur, madame. Je pense sincèrement que Jim réussira à les persuader mais ils voudront peut-être en discuter entre eux, y réfléchir et retarder le moment de prendre une décision définitive. Cela pourrait durer près d’un mois. Aussi, plus vite nous partirons, mieux cela vaudra.

Jim et Angie se regardèrent.

— Je pense qu’il faut que j’y aille… dit ce dernier.

Le temps de se transformer à nouveau et il se retrouva volant à tire-d’aile avec Secoh en direction de la falaise. Il y avait si longtemps qu’il n’avait plus pratiqué ce sport qu’il avait oublié la joie pure de s’élever dans les airs. Il songea que, plus tard, il recommencerait pour son seul plaisir. Peut-être même finirait-il par devenir assez bon magicien pour pouvoir aussi transformer Angie en dragon. Alors, ils planeraient ensemble.

— C’est là… nous y sommes.

La voix de Secoh ramena Jim à la réalité.

La paroi de la falaise et l’immense entrée d’une des cavernes leur faisaient face. Secoh, qui précédait Jim d’un rien, se posa avec précision juste devant l’ouverture et entra.

Jim connut un instant de panique : il ne se rappelait plus très bien comment atterrir dans ces conditions. Mais les réflexes lui revinrent. Ses pattes arrière s’accrochèrent au rebord de l’entrée. Ses ailes se replièrent au même moment ou presque et il s’enfonça dans l’excavation.

Il était dans une petite grotte vide qui lui rappela celle où il s’était réveillé dans le corps de Gorbash quand il était arrivé dans ce monde.

— Il n’y a personne ici, commenta Secoh. Ils doivent être en bas dans la caverne principale. Est-ce que vous vous souvenez du chemin ?

— Je ne sais pas, répondit Jim d’une voix hésitante. Je ne crois pas.

— Ça ne fait rien, je trouverai.

Et Secoh se dirigea vers un boyau percé dans le roc qui s’enfonçait dans les entrailles de la falaise.

Ce fut laborieux mais Secoh paraissait tout à fait sûr de lui. Jim finit par détecter une odeur symptomatique qui se fit de plus en plus forte à mesure qu’ils avançaient et il commença à percevoir des voix dont le volume allait, lui aussi, en s’amplifiant. Bientôt, il fut clair qu’une foule de dragons discutaient tous en même temps. Un joli chahut !

 

Enfin, ils émergèrent dans la grande caverne – une grotte aux dimensions colossales, en vérité. Elle était remplie de dragons qui donnaient l’impression de se disputer mais qui, Jim ne l’ignorait pas, ne faisaient que bavarder à bâtons rompus.

Le vacarme était assourdissant – il l’aurait tout du moins été pour des oreilles humaines mais en tant que dragon, Jim appréciait ces rugissements.

Tandis que Secoh et lui attendaient, les dragons prirent peu à peu conscience de leur présence les uns après les autres et, finalement, un silence insolite succéda au tumulte. Ils regardaient tout particulièrement Jim sans prêter une attention particulière à Secoh. Visiblement, ils ne le reconnaissaient pas et c’était avec stupéfaction qu’ils le contemplaient.

Au moment où Jim crut bon de se présenter, une voix tonitruante retentit :

— Jim !

Le dragon qui avait prononcé son nom était aussi gros que Jim lui-même.

10

C’était Gorbash qui avait parlé, le seul qui, dans ce monde médiéval, avait toujours appelé Jim par le diminutif que lui donnaient naguère au XXe siècle ses amis. Pourquoi préférait-il Jim à James ? L’intéressé ne l’avait jamais vraiment su mais Gorbash avait une bonne excuse. N’avaient-ils pas partagé tous les deux le même corps et le même esprit ? Comment imaginer plus grande intimité ?

C’était maintenant sur Gorbash que les autres dragons fixaient leurs regards incrédules.

— Eh bien, qu’est-ce que vous avez tous ? rugit-il. C’est le georges-mage qui était dans mon corps quand nous avons triomphé du renégat Bryagh et des Noires Puissances de la Tour ! Je vous ai parlé bien des fois de ma… de notre victoire !

D’un même mouvement, tous les dragons tendirent le cou vers Jim.

— Quel plaisir de te revoir, Jim ! reprit Gorbash d’une voix tonitruante. Les dragons de la falaise saluent ton retour ! Mais ne reste pas là ! Descends !

Comprenant qu’il était invité à tenir la vedette, Jim, suivi de Secoh, gagna le centre de cette espèce d’amphithéâtre où l’assemblée des dragons pourrait l’examiner confortablement sous toutes les encolures. Estimant que quelques mots de salutation s’imposaient, il gronda à son tour :

— J’ai tout autant de plaisir à te retrouver, Gorbash, et je suis heureux d’être en votre compagnie.

— C’est un honneur pour tous les dragons de la falaise de compter parmi les leurs un dragon de ma valeur mais aussi un dragon qui est un mage chez les georges et un de leurs chefs respectés.

Jim n’en revenait pas. Après l’affaire de la Tour, Secoh avait prédit que Gorbash saurait tirer parti du fait que Jim avait habité son corps et s’arrangerait pour que la gloire en rejaillisse sur lui. Se fiant aux propos de Smrgol, son grand-oncle, décédé depuis, Jim avait toujours pensé que Gorbash n’était pas tenu en très haute estime par les dragons de la falaise.

Eh bien, force était de constater qu’il avait retourné la situation en sa faveur. S’il avait été jusque-là – et à juste titre – considéré comme un tantinet faible d’esprit, ce n’était plus le cas. Jim s’était attendu, certes, que sa position se soit améliorée aux yeux de ses congénères, mais certainement pas qu’il soit aussi respecté et écouté. Gorbash avait, à l’évidence, réussi à convaincre la plupart des dragons ici présents qu’il était à tout le moins l’un des plus grands, sinon le plus grand des héros qui avaient pris part à la bataille de la Tour Répugnante.

Secoh, toutefois, se chargea de rabattre sa superbe.

— Holà ! Gorbash, laissons de côté ta valeur. Il s’agissait certes de ton corps mais c’est James qui l’animait, t’incitant à te battre et à gagner ! Je le sais. Tu te rappelles ? J’y étais. Et j’ai combattu ! (Son regard enflammé fit le tour de l’auditoire.) Vous me connaissez. Je suis Secoh. Un simple dragon des marécages – et fier de l’être ! Je vais maintenant vous dire pourquoi James est là. Il va partir pour la France et il a besoin d’un passeport. De votre caution à tous.

Du coup, cris, questions et commentaires fusèrent de toutes parts : « Attendez ! », « Eh ! Une minute ! », « Pour qui se prend-il ? », « Pourquoi veut-il aller en France ? »

Le tumulte se prolongea quatre ou cinq minutes. Enfin, le timbre puissant de Gorbash domina le charivari et, les uns après les autres, les dragons firent silence.

— Du calme ! cria Gorbash. Que l’on se taise ! Secoh a le droit de parler. Après tout, comme il l’a dit, il était présent lors de la bataille de la Tour. Je l’ai vu de mes yeux aider mon grand-oncle, l’illustre Smrgol – que révérée soit sa mémoire –, à occire le traître Bryagh. N’oubliez pas le bénéfice que tous autant que nous sommes, dragons ou georges, avons retiré de ce combat. Si nous l’avions perdu, les Noires Puissances auraient encore élargi leur domination. Peut-être l’auraient-elles même étendue à la falaise et nous aurions alors risqué de connaître le même sort que le peuple de Secoh. En conséquence, Jim et lui ont le droit d’être entendus. Ce que nous déciderons, c’est, bien sûr, une autre affaire. Mais nous devons d’abord tous l’écouter. Peut-être que les Noires Puissances essaient de lancer une offensive contre nous depuis la France. Avez-vous pensé à cela ?

— Absolument ! intervint Secoh. Et nous savons tous que nous sommes sans défense contre celles-ci. Seuls les georges et leurs magiciens ont eu l’occasion de les attaquer de front. Mais nous avons la chance d’avoir parmi nous quelqu’un qui est à la fois un dragon et un georges, et pas seulement un georges mais aussi un mage. Montrez ce dont vous êtes capable, James. Transformez-vous en georges et reprenez ensuite votre forme de dragon.

Jim rendit grâce à sa bonne étoile : Secoh lui demandait de faire la seule chose qu’il avait pratiquée dans son apprentissage de la magie. Il n’osait songer à ce qui se serait passé si celui-ci avait suggéré qu’il produise une tonne d’or ou quelque chose d’aussi impossible.

— Très bien, dit-il de sa voix de dragon la plus lente et la plus solennelle.

Et, après avoir ménagé une pause pour rendre sa démonstration plus spectaculaire encore, il reprit son apparence normale. Il attendit quelques instants en silence avant de se changer à nouveau en dragon.

Il y eut une rumeur caverneuse de commentaires excités. Aucun doute : il avait fait une forte impression. Puis le silence revint. Un silence que rompit une voix empreinte de respect :

— Mage, comment avez-vous découvert que les Noires Puissances allaient tenter de lancer l’assaut contre nous depuis la France ?

— Oui, fit une autre voix avant que Jim ait pu répondre, y a-t-il une raison pour qu’elles nous attaquent directement, nous, les dragons de la falaise ?

— Bien sûr, imbécile ! s’exclama un troisième dragon. Tu oublies nos trésors…

— Nos trésors, les Noires Puissances s’en moquent bien ! rétorqua un autre de ses congénères.

Le brouhaha recommença alors de plus belle, la question étant maintenant de savoir si, oui ou non, les Noires Puissances s’intéressaient à l’or ou aux bijoux. Mais la voix respectueuse se fit à nouveau entendre :

— Demandons-le au mage.

Le silence retomba.

Jim comprit tout l’avantage qu’il pouvait retirer de la situation. S’il répondait par l’affirmative, cela rendrait les choses infiniment plus faciles. Mais, à la vérité, il ne savait rien, de plus il soupçonnait fort – en fait, il en avait la quasi-certitude – que les Noires Puissances se moquaient comme d’une guigne d’un butin de cette nature.

— Non, je ne pense pas que cela les intéresse, dit-il enfin.

Le vacarme repartit d’emblée. Cette fois, c’étaient ceux qui n’avaient jamais cru que les Noires Puissances en voulaient aux trésors des dragons qui triomphaient. La voix grondante de Gorbash ramena le calme.

— James ! rugit-il. Il vaudrait peut-être mieux, dans ce cas, que vous nous expliquiez exactement pourquoi vous voulez aller en France.

— Eh bien… Pour délivrer un prince. Un prince anglais… un prince des georges.

— On n’en a rien à faire ! gronda un dragon. Gorbash se fit à nouveau l’interprète de tous :

— Vous voulez dire, James, que nous allons nous départir de nos joyaux les plus précieux pour que vous puissiez aller délivrer un prince georges ?

— Absolument ! s’exclama Secoh. Etes-vous donc incapables d’apprendre ? Ce qui affecte les georges nous concerne, nous aussi. Smrgol l’avait bien compris, lui ! Juste avant sa dernière bataille, il a parlé avec un georges qui habite tout près d’ici, un certain sir Brian, qui avait en son temps chassé nombre d’entre nous, dragons des marécages. Smrgol pensait que les georges et les dragons devraient coopérer.

— Mais donner mes plus beaux bijoux à Jim… Pareille perspective sidérait Gorbash.

— Il ne s’agirait nullement d’un don ! Vous ne feriez que les lui prêter. Juste pour qu’il les remette en gage aux dragons français comme preuve qu’il ne fera rien qui soit de nature à leur porter préjudice. (D’un geste plein de panache, Secoh sortit d’entre ses écailles une perle de la taille d’un œuf de coucou et la tendit à Jim.) Tenez, James ! fit-il avec superbe. Voici le plus précieux de mes trésors !… Juste pour donner l’exemple aux autres !

Jim en resta stupéfait. Il avait toujours eu l’impression que Secoh était pauvre au point même de ne pouvoir assurer sa subsistance.

Les dragons étaient impressionnés, mais, Jim le nota, leur réaction était plus horrifiée qu’admirative et en écoutant les commentaires houleux déclenchés par le geste de Secoh, il sentit son cœur se serrer. La plupart d’entre eux, pour ne pas dire tous, étaient opposés à l’idée de se défaire de leurs bijoux, fût-ce à titre temporaire. Et, en tant que dragon, Jim pouvait comprendre jusqu’à un certain point la raison de leur hostilité. Les plus précieux des joyaux qu’ils possédaient remontaient à des centaines d’années. Mettre un tel héritage en danger était quasiment impensable. Dans cet univers médiéval qu’ils partageaient avec les georges, les Noires Puissances et bien d’autres entités encore, l’imprévisible n’avait que trop de chances de se produire. Et c’était l’imprévisible, l’inattendu qu’ils redoutaient. Ils avaient beau avoir confiance en Jim et en ses capacités, ils ne pouvaient s’empêcher de craindre quelque coup du sort. Qu’adviendrait-il alors de leur précieux patrimoine ?

D’un autre côté, ils savaient aussi qu’il était parfois nécessaire dans le monde incertain qui était le leur de prendre un risque désespéré. S’il y avait seulement un moyen de les convaincre que la remise de ce passeport faisait partie de ces risques aussi indispensables qu’inévitables…

La discussion commençait à tourner au vinaigre. Certains dragons de la tendance hostile s’en prenaient moins à l’objectif de l’expédition qu’à Jim lui-même, qui mêlait les dragons à une affaire qui ne les regardait en rien.

— N’importe comment, il n’a jamais rien eu de commun avec nous, tonnait un des contestataires. D’accord, Bryagh était un dragon de la falaise avant de devenir un renégat et d’enlever la femelle georges. D’accord, le mage ici présent s’est approprié le corps de Gorbash à son insu. C’est de la magie et personne ne peut rien contre la magie, même un dragon. Mais a-t-on sollicité notre avis ? A-t-on demandé à la communauté de la falaise si elle voulait s’en prendre aux Noires Puissances de la Tour Répugnante ? Non ! Nous avons été placés devant le fait accompli. En réalité, il s’agit depuis le début d’une histoire de georges. Le mage a investi le corps de Gorbash sans son autorisation. Si, pour commencer, il n’y avait pas eu cette femelle georges puante et bonne à rien…

À ces paroles, Jim vit rouge.

— Pas un mot de plus ! vociféra-t-il. C’est de ma compagne que tu parles ! (S’il avait pu cracher des flammes, il l’aurait fait.) Personne, pas plus un dragon que qui que ce soit d’autre, n’insultera Angie. Essayez et vous verrez ce qui vous arrivera ! Autre chose : je me suis montré patient. Je vous ai écoutés argumenter, vous chercher des excuses pour ne pas avoir à me donner le passeport dont j’ai besoin pour mener à bien une entreprise qui, à terme, sera aussi bénéfique pour vous que pour n’importe qui d’autre. Nous sommes en Angleterre et ce qui arrive à l’un peut, un jour, nous affecter tous, georges, dragons et autres. Eh bien, j’en ai assez d’attendre ! Vous demeurez sourds à la raison. Secoh vous l’a dit et je vais vous le prouver. Je suis un magicien. Un apprenti mage. Je ne voulais pas avoir recours à ces moyens mais vous ne me laissez pas le choix.

Brusquement, Jim s’était rappelé les propos que, moins d’un an auparavant, Carolinus avait tenus à un scarabée pour qu’il lui dise où Bryagh gardait Angie prisonnière. Et, fort à propos, les paroles du mage, à peine déformées, lui revenaient à l’esprit.

— Vous vous refusez donc à être d’honnêtes et vaillants dragons ? Eh bien, soit ! Il n’y a pas que des dragons au monde. Il y a aussi des scarabées !

À ces mots, les dragons se figèrent sur place, comme statufiés. Un silence de mort régnait à présent dans la caverne. Jim avait parlé sous l’effet de la passion et, sa colère se dissipant, il commençait maintenant à mesurer tout l’impact de la menace qu’il venait d’agiter. Comment transformer des dragons en scarabées ? Il n’en avait pas la moindre idée. S’ils le mettaient au défi de passer à l’acte, il ne ferait que leur apporter la preuve de son incompétence. Comment avait-il pu être stupide au point de proférer pareille bravade ? Ce faisant, il avait réduit tous ses projets à néant.

Mais comme les dragons frappés de mutisme continuaient de le fixer avec fascination, la situation lui apparut soudain sous un autre jour. Après tout, il n’avait peut-être pas encore perdu la partie.

Comment, en effet, pouvaient-ils savoir que ces paroles prononcées à la légère n’étaient que de la poudre aux yeux ? Ils ne doutaient pas un instant qu’il fut magicien. Els l’avaient vu prendre forme humaine et redevenir ensuite dragon. S’il était en mesure d’opérer une telle métamorphose, que n’était-il capable de faire ? En regard d’un tel pouvoir, les transformer tous en scarabées ne devait être qu’un jeu d’enfant.

Jim prit soudain conscience de tout ce que représentait la menace qu’il avait imprudemment brandie. Les dragons n’étaient pas une race comme les autres. Ils n’étaient ni des oiseaux, ni des quadrupèdes, ni des mammifères volants à l’instar des chauves-souris. C’était un peuple à part, puissant et orgueilleux.

Pour commencer, ils étaient fiers de leur taille. Ils étaient plus gros que la plupart des autres créatures à quelques exceptions près, les serpents de mer, notamment, ce qui n’avait pas empêché leur ancêtre Gleingul d’en tuer un. Les ogres étaient à la fois plus grands et plus dangereux mais Smrgol lui-même en avait trucidé un dans sa jeunesse, comme Jim d’ailleurs, quand celui-ci occupait le corps de Gorbash lors de la bataille de la Tour Répugnante. Un dragon ne pouvait s’imaginer autre. Devenir scarabée aurait été perdre tout prestige, quelque chose d’infiniment plus précieux encore que tous leurs trésors.

— Alors ?

La voix de Jim rompit le charme qui paralysait les dragons. L’un après l’autre, lentement et sans mot dire, ils quittèrent la caverne. Quand ils réapparurent, chacun laissa tomber dans un sac déposé devant Jim le bijou – son bijou préféré – qu’il était allé chercher. Quand le sac fut rempli, Secoh reprit sa perle, la glissa dedans et le noua solidement. Jim sentit qu’il devait intervenir.

— Eh bien, merci à vous, dragons de la falaise, fit-il. Merci à vous tous. Je prendrai grand soin de ces joyaux et ils vous seront restitués, soyez sans crainte.

La seule réponse de l’assemblée fut un bruyant soupir collectif. Sous la conduite de Secoh, Jim quitta la caverne comme il y était entré. Un moment plus tard, il avait pris son vol en direction de Malencontri, une patte griffue serrant le sac contre sa poitrine écailleuse.

— Jim !

Celui-ci tourna la tête vers Secoh.

— Maintenant, je vous laisse. Vous avez votre passeport. Je savais d’avance que ça marcherait. Vous avez été parfait. Ah ! Quand vous avez menacé de les transformer en scarabées !… Entre nous, c’eût été bien fait pour eux ! Je vous souhaite bonne chance, James.

Le dragon des marécages fit alors un virage sur l’aile et plongea en piqué, laissant Jim poursuivre seul son vol.

Quelques minutes plus tard, celui-ci atterrissait au sommet de la tour qui se dressait juste au-dessus de la salle d’honneur du château.

— Vous pouvez disposer, ordonna-t-il à l’homme de guet qui lui présentait les armes, à peine étonné de voir cet énorme monstre à la gueule bardée de crocs se poser à quelques pieds de lui.

Le factionnaire s’éclipsa sur-le-champ. La raison pour laquelle son seigneur lui donnait ainsi congé aurait sans doute échappé à son entendement. En fait, Jim ne s’était pas encore habitué à se montrer nu devant ses serviteurs. La nudité laissait, en effet, ces médiévaux totalement indifférents. Les vêtements étaient à leurs yeux de simples parures et servaient à tenir chaud, rien de plus. La notion de pudeur leur était inconnue.

Après avoir repris forme humaine, Jim gagna sa chambre où il rangea le sac de bijoux, se contentant de le dissimuler sous quelques fourrures. Il serait là en parfaite sécurité. Personne n’aurait l’audace de toucher à ses affaires. Après quoi, il enfila ses chausses, une chemise, un pourpoint et une paire de bottes, et dévala l’escalier en colimaçon pour gagner la salle d’honneur.

C’est là qu’il eut la surprise de se trouver face à un second visiteur inattendu.

Celui-ci, assis à la haute table en compagnie d’Angie, n’était autre que Carolinus.

— Mage ! s’exclama Jim, ravi, en prenant un siège. Vous êtes précisément la personne que je désire voir !

— C’est ce qu’ils me racontent tous, grommela le magicien. En fait, si je suis venu, c’est que j’avais quelque chose à te communiquer mais je suis pour le moment incapable de me rappeler quoi.

— Prendrez-vous un peu de lait ? demanda gracieusement Angie au mage, vêtu comme à l’ordinaire d’une longue robe rouge défraîchie et coiffé d’une calotte noire qui tranchait avec sa barbe en pointe, broussailleuse et blanche.

— Non, il semble que le charme-lait de Jim ait finalement exorcisé le démon-ulcère. (Carolinus saisit le flacon de vin, remplit à moitié la coupe posée devant lui et but une gorgée.) Mais qu’est-ce que j’étais donc venu te dire ? C’est à propos de ton voyage en France.

— Oh ! Vous en avez entendu parler ?

— Qui n’en a pas entendu parler à cinquante lieues à la ronde ? Encore que je n’aie nul besoin des ragots qui courent pour me tenir informé. Je l’ai su aussitôt que tu as pris la décision d’aller là-bas. C’est à ce moment que j’ai pensé que si tu devais faire une sottise pareille, il fallait te mettre en garde… (Carolinus s’interrompit et se mit à pianoter du bout des doigts sur la table avec irritation.) Mais contre quoi ?

Courtoisement, Jim et Angie ne soufflèrent mot, le laissant fouiller sa mémoire, mais comme il paraissait complètement perdu dans ses pensées, la jeune femme se résolut à briser le silence :

— Si je comprends bien, mage, vous n’approuvez pas à proprement parler le projet de Jim ?

— Oh ! (Carolinus sursauta et revint sur terre.) Oh ! Je ne sais pas. Ce sera une expérience intéressante. Surtout pour un jeune magicien qui a des foules de choses à apprendre dans tous les domaines. (Il vrilla ses yeux à ceux de Jim.) Mais prends garde à toi. Tous ces gens qui se font trucider de droite et de gauche sans raison valable, c’est un vrai gâchis ! Le combat que nous avons mené à la Tour Répugnante, ça, au moins, cela avait un sens. Mais cette histoire… aller en France pour ramener un blanc-bec qui n’aurait jamais dû y mettre les pieds… c’est ridicule !

— Je ferai de mon mieux pour ne pas y laisser ma peau, dit Jim – et c’était une promesse qui venait du fond du cœur. Mais à propos de cette expédition, votre présence ici me comble de joie. Vous n’auriez pas pu mieux choisir votre moment. J’ai une question d’une importance extrême à vous poser…

— Je suis sûr que ça me reviendrait si seulement je cessais de faire des efforts pour essayer de me souvenir, bougonna Carolinus sans s’adresser à personne en particulier. Je l’ai sur le bout de la langue !

Jim s’éclaircit la gorge.

— J’ai un petit problème, voyez-vous ? J’ai en haut un gros sac rempli de bijoux superbes…

— Ah ? Tu aimes les bijoux ? fit Carolinus, l’esprit toujours ailleurs. Moi, je dois dire que je n’en ai jamais fait grand cas. Ça y est ! Cela m’était presque revenu ! Par Belzébuth et les Cloches du Tonnerre Noir !

— Des bijoux ? répéta Angie en dévisageant Jim. Tu as bien dit « bijoux » ?

— Oui, oui, je t’expliquerai plus tard. Chacun des dragons de la falaise m’a confié le plus beau de sa collection, comprenez-vous, Carolinus ?

— Ah oui… Le passeport. Bien sûr. J’aurais dû y songer moi-même mais je ne peux pas penser à tout et c’est loin d’être aussi important que ce que j’essaie en vain de me rappeler.

— Jim ! Tu as les bijoux pour le passeport ? fit Angie. Où sont-ils ? J’aimerais les voir.

— Dans la chambre. Vous comprenez, mage, cela fait un paquet joliment gros. Alors, j’ai pensé que si vous pouviez m’initier au sortilège que vous avez utilisé pour miniaturiser l’Encyclopædia Necromantick

— Impossible ! coupa sèchement Carolinus. Rappelle-toi que tu n’es qu’un magicien de classe D, James ! Et rudement ignare, par-dessus le marché. La formule de réduction est pour le moins un charme de classe C. Sauf, naturellement, si tu es assez doué pour la trouver toi-même dans la Necromantick et apprendre tout seul à t’en servir. Non, non, c’est hors de question. Avancer pas à pas, James : c’est la seule façon de progresser. On doit savoir marcher avant d’essayer de courir.

— Il faut que vous m’aidiez, mage. Je suis responsable de ces joyaux qui doivent dépasser en valeur la totalité du trésor de la Couronne d’Angleterre. À peu près n’importe quel voleur serait prêt à risquer la corde pour en dérober ne serait-ce qu’un seul. Imaginez que j’en perde seulement un !

— Oui, bien sûr. Il va peut-être falloir que je t’aide, après tout. C’est d’accord, je vais les réduire, tes bijoux.

— Je monte les chercher.

— Ne te dérange pas, ce n’est pas la peine.

Carolinus agita la main et le sac se matérialisa sur la table entre les deux hommes. Dans l’instant qui suivit, il fondit littéralement au point d’avoir la taille d’un confetti que le mage tendit à Jim.

— Et voilà. Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? ajouta-t-il sur un ton acerbe. Avale-le.

— Parce que je dois l’avaler aussi ? Comme pour la Necromantick ?

— Dame ! Tu veux qu’il soit à l’abri, non ? Eh bien, le garder dans ton estomac est le moyen le plus sûr de le transporter.

Jim mit le minuscule objet sur sa langue, déglutit et but un peu de vin.

— Mais, reprit Carolinus, c’est la dernière fois que je miniaturise quelque chose pour toi. Tu dois apprendre à te débrouiller tout seul. Par l’étude et la pratique. L’étude et la pratique ! (Il se leva brusquement.) Il me faut partir. Oh ! À propos, James… Si tu veux présenter ces bijoux, c’est tout simple. Tu tousses deux fois, tu éternues deux fois et tu tousses à nouveau. Pour les miniaturiser encore, tu tousses une fois. Et si jamais tu as besoin d’étudier la Necromantick, c’est trois toux pour commencer, deux éternuements à la file suivis d’un troisième. (Jim sortit de la poche de son pourpoint un bâtonnet charbonneux et nota hâtivement le mode d’emploi sur le dessus de la table.) Allez… adieu.

Carolinus pivota sur lui-même et se dirigea à grands pas vers la porte. Jim et Angie se précipitèrent derrière lui pour l’accompagner. Tous trois passèrent le portail et sortirent dans la cour.

— Eh bien, merci pour votre hospitalité, dit Carolinus quand ils eurent franchi le pont-levis. Je crois que je vais me dématérialiser pour rentrer… c’est le plus rapide. Adieu !

Il écarta les bras et se mit à tournoyer comme un toton. Les contours de sa silhouette commencèrent à s’estomper.

— Ah !

Jim le vit alors cesser de faire la toupie et rabaisser ses bras le long de son corps. Il fut soudain plus net.

— Je viens de me rappeler à l’instant la raison pour laquelle j’étais passé te voir, James, fit-il, sans transition. Le roi de France a un ministre très puissant. Il se nomme Malvinne.

— Ah bon ? Et c’est important ?

— Ce pourrait l’être. Malvinne est un mage. Triple A. Mais il n’a naturellement pas le « plus » comme moi. Il possède un vaste domaine sur la Loire au-dessous d’Orléans. Tu serais bien avisé de te tenir à l’écart de lui. C’est un remarquable maître ès arts. Très fort en thaumaturgie. Brillant. Un odieux coquin. Jamais pu le sentir. Méfie-toi de lui.

Sur ces mots, Carolinus écarta à nouveau les bras, se remit à tourner rapidement sur lui-même et disparut comme un brouillard qui s’évapore.

11

Cinq jours plus tard, Jim et Brian prenaient la route de Hastings à la tête de leurs hommes.

Jusque-là, Angie avait semblé s’être habituée à l’idée du départ de Jim, mais, la veille au soir, alors qu’ils étaient tous deux au lit, elle craqua et fondit soudain en larmes.

— Ne t’en va pas ! sanglota-t-elle en l’enlaçant étroitement.

Jim s’efforça de la réconforter, non sans lui faire toutefois remarquer qu’il était désormais trop tard pour changer d’avis. Il aurait, certes, pu déclarer forfait tout au début, mais c’était encourir le mépris de tout le monde, y compris, très probablement, de Brian lui-même…

— À présent, conclut-il, je suis obligé de partir.

— Mais il y a ce Malvinne. Carolinus t’a mis en garde contre lui, protesta Angie.

Jim lui caressa les cheveux.

— Ne sois pas sotte. Je serai à je ne sais combien de kilomètres de lui. Pourquoi l’approcherais-je ?

— Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que j’ai peur.

Que répondre ? Jim se contenta de continuer de la serrer dans ses bras et ils finirent par s’endormir.

Le lendemain, Angie avait recouvré sa bonne humeur habituelle. Sa gaieté était-elle réelle ou jouait-elle la comédie à son intention ? Jim était incapable de le dire, encore qu’il penchât pour la seconde hypothèse. Toutefois ce qu’il avait déclaré au cours de la nuit était pure vérité : il ne pouvait plus faire marche arrière.

La petite troupe s’ébranla donc en direction de Hastings.

Le port se trouvait à cheval sur deux vallées convergeant vers les falaises blanches du littoral. C’était le long du rivage que se pelotonnaient les édifices les plus importants, dont l’auberge à l’enseigne de L’Ancre brisée où, deux semaines et demie plus tôt, Brian avait dépêché deux éclaireurs chargés de préparer leurs quartiers. C’était là qu’il descendait – et son père avant lui – quand ses affaires l’appelaient à Hastings.

Il n’y avait place que pour lui, Jim et leurs écuyers. Les hommes d’armes logeraient dans les écuries de l’établissement ou, si elles s’avéraient trop petites, dans des écuries voisines. Il fallait s’attendre, avait dit Brian, que la ville grouille de gentilshommes et de soldats prêts à s’embarquer pour la France.

L’aubergiste qui les accueillit, un homme puissamment charpenté de quarante-cinq ans environ, était un personnage jovial au regard pénétrant. Ses cheveux commençaient à s’éclaircir mais les muscles saillaient sur ses avant-bras que découvraient ses manches retroussées.

— Je suis fort aise que vous ayez de la place pour nous, maître Sel, lui dit Brian. Comme nous l’avions pensé, la ville fourmille de visiteurs.

— Certes, sir Brian, répondit l’aubergiste, mais il y aura toujours ici de la place pour vous, ne serait-ce qu’en mémoire de votre digne père pour lequel le mien avait le plus grand respect. (Il se tourna vers Jim en inclinant la tête.) Ce gentilhomme est sans doute lord James de Malencontri ? Soyez le bienvenu, milord. Si Vos Seigneuries veulent bien me suivre, je leur montrerai leurs appartements. Ils sont à l’étage.

Lesdits « appartements » n’avaient rien de particulièrement attrayant, se dit Jim une fois qu’il y eut pénétré. Ils se réduisaient à une assez vaste pièce quasiment vide à l’exception d’un lit réduit à sa plus simple expression, installé dans un coin. Elle comportait toutefois deux fenêtres à double battant donnant sur la rue.

— Ici, Vos Seigneuries ne seront point dérangées, déclara le maître des lieux. Le lit leur est naturellement réservé. Il y a par terre toute la place voulue pour leurs écuyers et les affaires qu’elles souhaiteront faire monter. Quant à leurs hommes, je puis en loger une bonne moitié dans les écuries et je me suis arrangé avec quelques-uns de mes voisins qui mettront les leurs à votre disposition.

Ayant ainsi parlé, l’aubergiste salua ses hôtes et s’en fut.

La porte, nota Jim, ne comportait ni serrure ni verrou. Peu importe. Quelqu’un monterait la garde en permanence pour peu qu’il fasse état d’objets de valeur.

— Restez ici pour le moment, lui dit Brian. Pour ma part, je vais prendre contact avec les représentants du roi en cette ville pour savoir si nous pourrons mettre bientôt les voiles. En attendant, si vous désirez vous étendre, le lit est à vous.

Jim déclina poliment la proposition en prétextant qu’il avait fait vœu de dormir par terre tant qu’il n’aurait pas entrepris quelque action en vue de délivrer le prince, mais la véritable raison de son refus était qu’il savait sans même avoir besoin de le vérifier que le lit grouillait de puces et de punaises. Sir Brian pourrait y dormir toute la nuit du sommeil du juste sans se soucier des piqûres et des démangeaisons. Mais Jim n’avait jamais pu s’y faire et il en serait vraisemblablement toujours ainsi.

Brian partit donc en emmenant avec lui John Chester, son écuyer, pour le cas où il lui faudrait envoyer un message à Jim. Ce dernier avait de la sympathie pour le jeune garçon. À l’évidence, John Chester ne brillait pas par une intelligence hors du commun, à en juger par ses grands yeux gris au regard innocent, sa chevelure d’un blond pâle et son expression qui était davantage celle d’un gamin de douze ans que d’un adolescent de seize. Cela dit, il était loyal, d’une honnêteté à toute épreuve et visiblement en adoration devant sir Brian.

Jim demeura donc seul en compagnie de Theoluf qu’il avait élevé au rang d’écuyer. Un dénommé Yves Mortain avait pris la place de celui-ci à la tête des hommes d’armes.

— Theoluf, allez chercher dans les housses de mon cheval les objets de valeur et tout mon nécessaire, notamment les vêtements légers que lady Angela m’a préparés. Vous les monterez dans la chambre.

— À vos ordres, milord.

Le plancher de la pièce était si mince que, quelques instants à peine après que Theoluf se fut éclipsé, l’attention de Jim fut attirée par un soudain vacarme venant d’en bas. Il entendait suffisamment la voix de l’aubergiste et celle de son interlocuteur pour que, même s’il ne comprenait pas tous les mots, il puisse saisir l’essentiel de la discussion. L’inconnu exigeait de maître Sel qu’il mette à sa disposition la chambre même qui leur avait été attribuée, à Brian et à lui.

Bien que près d’une année d’expérience lui eût enseigné la prudence et appris à se tenir à l’écart de tout ce qui pouvait être susceptible de susciter des désagréments, Jim considéra que la situation engageait jusqu’à un certain point sa responsabilité. Il reboucla son ceinturon qu’il venait à peine de dégrafer, non point qu’il eût la moindre intention de dégainer – au contraire, il espérait ardemment que l’occasion de sortir sa lame du fourreau ne se présenterait pas – mais un gentilhomme qui se respectait ne se montrait pas en public sans épée. Cela fait, il descendit.

Sur le seuil de la salle commune qui occupait presque tout le rez-de-chaussée, l’aubergiste était en train de s’expliquer avec un solide gaillard au nez en bec d’aigle de quelques années plus jeune que Jim.

— Votre arrière-grand-père tenait-il oui ou non cette hostellerie ? demandait-il sur un ton belliqueux.

Les pointes de ses épaisses moustaches d’un blond plus clair que sa chevelure se hérissaient férocement au-dessus d’une bouche généreuse et d’un menton volontaire. Bien qu’il eût peut-être une demi-tête de moins que Jim, ce dernier comprit instantanément que ce ne devait pas être un client commode.

— Certes, sir Giles, répondit l’aubergiste, mais cela remonte à quatre-vingts ans et votre famille ne s’est jamais manifestée depuis.

— Peu importe ! Votre bisaïeul avait-il oui ou non promis au mien qu’il y aurait toujours une chambre pour lui sous son toit ?

— Le fait est, sir Giles, mais l’idée ne lui est jamais venue à l’esprit que votre aïeul respecté ou quelque autre membre de sa famille se présenterait pour y séjourner sans prévenir. Or, il se trouve que j’ai donné la dernière chambre qui me restait à un noble chevalier et à un noble lord de passage.

— Quelle a été la première des promesses ? gronda l’autre. Celle faite à mon arrière-grand-père ou celle, toute récente, contractée auprès de ces deux gentilshommes, quels qu’ils puissent être ?

— Votre aïeul a, bien évidemment, le bénéfice de l’antériorité, répondit l’aubergiste. Mais comme je vous l’ai expliqué, sir Giles, je n’ai pas été averti de votre venue alors que ces seigneurs m’avaient, eux, fait parvenir un message. De plus, vous n’avez pas été sans remarquer que se pressent en ville des gentilshommes de haut rang venus de toute l’Angleterre, tous désireux de se loger, eux et leur suite, jusqu’au moment où ils s’embarqueront pour la France. Que pouvais-je faire, ignorant que se présenterait quelqu’un de la famille de M. votre arrière-grand-père, sinon louer cette chambre qui, autrement, serait restée vide ?

— Je veux voir ces gentilshommes ! rugit sir Giles. S’ils acceptent de renoncer pacifiquement à ce qui me revient en toute légitimité, ils pourront passer leur chemin. Et, dans le cas contraire…

L’homme eut un geste menaçant et retroussa sauvagement sa moustache.

— J’aurais grand chagrin d’être cause d’une querelle entre gentilshommes pour une de mes chambres, rétorqua l’aubergiste. En outre et avec tout le respect que je vous dois, sir Giles, force m’est de vous dire que ces deux chevaliers ont meilleur droit à l’occuper que vous-même compte tenu des circonstances… (Maître Sel s’interrompit brusquement à la vue de Jim qui s’approchait.) Milord, je suis consterné…

— Je n’ai pas l’honneur de connaître ce gentilhomme ! fit sèchement sir Giles en adressant un regard de défi à Jim.

— Milord, balbutia l’hôtelier, puis-je vous présenter sir Giles de Mer ? Sir Giles, ce seigneur est le noble lord James, baron de Malencontri et de Riveroak.

— Ah ! (Sir Giles retroussa à nouveau sa moustache.) Monsieur, vous occupez ma chambre !

— Comme je ne cesse de vous le répéter, sir Giles, insista maître Sel, ce n’est pas votre chambre. Elle a déjà été louée à sir James et à sir Brian Neville-Smythe, son compagnon d’armes.

— Et où est ce sir Brian ?

— Il s’est momentanément absenté.

Sir Giles fit un pas en avant, posa le poing sur sa hanche et, tendant un menton belliqueux, riva ses yeux à ceux de Jim.

— Sir James, je conteste votre droit à occuper la chambre qui est mienne ! Aussi, je vous mets en demeure de défendre les armes à la main votre prétention à la faire vôtre. Allons régler ce différend dans la cour.

Décidément, les choses prenaient mauvaise tournure. Joignant le geste à la parole, sir Giles sortit. Une fois dehors, il se retourna et attendit Jim qui le suivit, pris de court.

— Dieu me damne ! vociféra sir Giles. Avez-vous donc perdu la voix ? Répondez-moi ! Demandez-vous grâce et renoncez-vous à la chambre ou voulez-vous m’affronter d’homme à homme avec les armes de votre choix ?

Jim savait quelle aurait été la réaction de sir Brian s’il avait été à sa place : il aurait accepté avec enthousiasme de se battre en duel. En même temps, il se rappelait sans joie que son ami lui avait laissé entendre avec tact qu’il était loin d’être habile dans le maniement des armes et ce, même après une année de pratique. Pouvait-il tenter sa chance contre un homme aussi plein de fougue qui avait été probablement élevé dans l’art de la guerre depuis qu’il savait marcher ? Sûrement pas ! Mais il fallait qu’il trouve une solution – ou qu’il se résigne à se battre. Il réfléchit fébrilement.

— Si j’ai quelque peu tardé à vous répondre, sir Giles, dit-il enfin d’une voix lente, c’est que je cherchais une façon de vous expliquer les choses sans porter offense à un chevalier tel que vous. En vérité, j’ai fait vœu de ne point mettre ma lame à nu tant que je n’aurai pas croisé le fer avec un gentilhomme français.

À peine eut-il fini de prononcer ces mots que Jim pressentit combien pareille excuse devait paraître niaise et pitoyable, surtout à un personnage aussi agressif que ce sieur Giles. Mais, pris au dépourvu, c’était la seule qui lui était venue à l’esprit. Il allait donc lui falloir s’exécuter. Or, comme il s’apprêtait avec répugnance à sortir son épée du fourreau, l’attitude de son adversaire changea du tout au tout. D’un seul coup, la rage et la fureur ardentes qui habitaient sir Giles un instant auparavant s’évanouirent. Il n’était plus que compréhension et cordialité et ses yeux se mouillaient de larmes.

— Que voilà un vœu d’une noblesse admirable, par tous les saints ! s’exclama-t-il. Donnez-moi votre main, messire. Un gentilhomme capable d’accepter sans broncher toutes les provocations, les humiliations les plus abjectes et les pires avanies pour garder les yeux fermement fixés sur le but qui est désormais celui de tout Anglais digne de ce nom est un brave, en vérité ! (Il saisit et serra avec chaleur la main que Jim lui avait machinalement tendue.) Comment pourrais-je être offensé par un tel vœu, sir James ? Je donnerais ma main droite pour l’avoir personnellement prononcé et avoir en moi une foi suffisante pour le respecter – même en sachant que le trahir serait puni par la damnation éternelle.

Jim n’en revenait pas. Il avait oublié qu’en ce monde les hommes appartenant à la classe de Brian et de sir Giles idolâtraient littéralement le courage sous toutes ses formes. C’était presque un réflexe chez la plupart d’entre eux. Le soulagement qu’il éprouvait le laissait tout étourdi mais pas assez, cependant, pour qu’il ne saisisse pas au vol l’occasion qui s’offrait.

— Alors, sir Giles, peut-être vous sera-t-il agréable de résoudre notre différend en partageant cette chambre avec sir Brian et moi-même ? Vous pourriez même occuper le lit avec sir Brian si vous le souhaitez car j’ai fait un autre vœu qui m’interdit de dormir autrement qu’à même le plancher.

— Dieu me damne ! Quelle noblesse ! Quelle générosité ! Voilà quel devrait toujours être le comportement d’un chevalier. Je serai honoré, milord, honoré et heureux de partager cette chambre avec vous deux comme vous me le proposez.

— En ce cas, il faudra que l’on fasse monter vos affaires. Maître aubergiste… Je présume que vous n’y voyez pas d’objection ?

— Aucune ; milord, aucune, assurément. Je vais envoyer quelqu’un chercher ses bagages.

— Eh bien, permettez-moi de vous conduire à nos appartements. Et peut-être que le maître aubergiste aura l’obligeance de nous faire porter un peu de vin ?

L’un suivant l’autre, les deux hommes gravirent l’escalier. On leur apporta le vin presque aussitôt. Evitant adroitement le lit, Jim s’assit sur l’un des tas de vêtements et de tapis de selle posés par terre et sir Giles, en déduisant que son vœu le contraignait à demeurer au niveau du sol, s’installa sur mie pile voisine.

— Vous me pardonnerez, milord…, commença-t-il en remplissant à ras bord deux coupes de l’âpre vin rouge (il s’interrompit le temps de vider d’une seule gorgée presque tout le contenu de la sienne), mais j’ignore, je le crains, et j’en ai honte, où se trouve la demeure de votre famille.

— Le domaine de Malencontri est situé dans les collines de Malvern, pas très loin de Worcester. Je le tiens de la bonté du roi qui m’en a fait don.

— Je suis, quant à moi, du Northumberland. Et votre compagnon, sir Brian Neville-Smythe ? Je ne sais pas non plus d’où il est originaire.

Jim observait sir Giles qui était en train de remplir sa coupe pour la troisième fois.

— En vérité, le château de Smythe est tout près du mien. Nous nous sommes tous deux pris d’amitié à l’occasion d’une petite affaire relative à une forteresse des Noires Puissances, la Tour Répugnante.

— Par saint Dunstan ! Mais alors, ne seriez-vous pas l’illustre chevalier dragon dont on dit qu’il a tué un ogre en combat singulier lors de la bataille de la Tour ?

— Le fait est, répondit Jim. Mais j’occupais évidemment à ce moment le corps d’un dragon, comme vous le savez si vous avez entendu conter cette histoire.

— Si je l’ai entendue, milord ? Toute l’Angleterre et toute l’Ecosse en ont eu vent ! Un exploit hautement valeureux !

— Vous êtes trop bon. À dire vrai, nécessité a fait loi. Mon épouse, lady Angela… (Jim s’interrompit en entendant une voix familière que n’arrêtait pas le mince plancher de la chambre.) Si je ne me trompe, sir Brian ne va pas tarder à nous rejoindre. (Il se releva précipitamment.) Vous voudrez bien m’excuser quelques instants… il faut que je lui parle seul à seul. Cela ne me prendra qu’une minute ou deux. Il remontera avec moi et je suis sûr qu’il sera enchanté de votre présence ici.

— Faites, milord, faites donc ! Je vous attendrai.

Jim se trouva nez à nez avec Brian dans l’escalier. Il lui expliqua les faits aussi succinctement qu’il le put et pourquoi quelqu’un d’autre partageait leur chambre. Quand il en eut terminé, Brian le considéra d’un air quelque peu dubitatif.

— Avez-vous vraiment fait vœu de ne pas sortir votre épée du fourreau, James ? Vous ne m’en aviez rien dit.

— Pardonnez-moi, Brian. Il y a certaines choses… vous comprenez… mon vœu concernait seulement ma colichemarde, ajouta-t-il sur un ton de conspirateur.

Un large sourire fendit le visage de Brian.

— Pas un mot de plus, James. Il s’agit d’une question de magie ou de quelque affaire entre vous et votre dame, je n’en doute pas. Pardonnez-moi si je vous ai paru indiscret.

— Du tout, sir Brian, du tout, répondit Jim qui se sentait quand même un poids sur la conscience. Montons afin que vous fassiez la connaissance de sir Giles de Mer. Il est un peu soupe au lait mais il se calme aussi vite qu’il s’échauffe. Je crois que vous vous entendrez bien avec lui.

C’était plus un souhait qu’autre chose. Jim avait déjà en tête l’image inconfortable des étincelles que risquait de produire immédiatement le choc de ces deux personnalités. Mais, à sa grande surprise, Brian semblait déjà connaître le nom du chevalier.

— Sir Giles de Mer, répéta-t-il d’une voix rêveuse. Mais c’est inespéré ! J’ai quelque chose à vous dire, James, et, curieusement, cela vise aussi sir Giles. Je vous en prie, conduisez-moi auprès de ce gentilhomme.